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désigner pour la cavalerie de réserve, et j’entrevis dans un avenir prochain l’honneur de coiffer le casque à chenille rouge du premier régiment de carabiniers. En ce temps-là, le remplacement était autorisé ; j’achetai un homme qui fut bon sujet et ne me causa aucun ennui. J’étais en règle avec la patrie et avec mes créanciers ; il s’agissait cette fois d’affronter les périls de Paris et de les côtoyer sans se laisser saisir. Malgré ma résolution, je n’étais pas tranquille ; je savais que le diable est malin, que la chair est faible et que j’étais bien jeune. J’avais fait la part du feu, elle était suffisante, et je ne me souciais pas de me brûler encore. Pas plus que je n’avais hésité à fuir Paris six mois auparavant, je n’hésitai à quitter momentanément le quartier où j’avais mes relations de jeune homme, où j’étais exposé à rencontrer chaque jour les camarades avec lesquels j’avais franchi la barrière des steeple-chase, débouché des bouteilles de vin de Champagne et partagé mes fortunes plus ou moins bonnes. Quoiqu’il me fût pénible d’abandonner le logement que j’occupais avec ma grand’mère et la maison qu’habitait Louis de Cormenin, je dus faire acte de raison et je m’éloignai. Un de mes camarades de l’institution Fayard me proposa de partager son appartement, et j’acceptai. J’allai donc m’établir sur le quai Napoléon, au coin de la rue d’Arcole, dans une grande maison de construction récente qui a été démolie pour faire place au nouvel Hôtel-Dieu. J’étais là en pleine cité, non loin de l’endroit où jadis le Glatigny avait étalé ses hontes. C’était la cité, non pas telle qu’on la voit aujourd’hui, modifiée, nettoyée, mais telle qu’Eugène Sue l’a décrite dans les Mystères de Paris, sale, boueuse, mal éclairée, pleine de bouges où le vol et la prostitution vivaient pêle-mêle. Cela ne nous inquiétait guère ; nous n’avions même pas le spectacle des vices qui grouillaient derrière nous ; notre logement s’ouvrait sur la Seine, et le quai nous servait de grande route ; je ne crois pas ravoir traversé deux fois les ruelles où les tapis francs allumaient leur lanterne. Là, comme ailleurs, les lettres seules me tenaient au cœur, et j’étais devenu un des familiers de la bibliothèque de l’Arsenal. L’ami avec lequel je vivais était ouvert aux choses de l’esprit et avait en lui l’étoffe d’un poète comique. Il se nommait Ernest Le Marié, avait quitté le collège de Rouen à la suite de je ne sais quel malentendu et avait terminé ses études au collège Charlemagne en obtenant un premier prix de dissertation française au concours général. De petite taille, de visage charmant quoique un peu sévère, énergique et pétulant, il touchait à tout avec une égale facilité. Il composait des romances, faisait de la lithographie, improvisait des couplets, excellait aux plaisanteries et avait, sous le pseudonyme de Maritus, publié une parodie de la Norma dans le Journal pour rire