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un certain air de grandeur monumentale. Ce qui a vieilli, c’est le tour mélodique, surtout dans les morceaux de demi-caractère : le duo entre Bertram et Raimbaut au deuxième acte, les couplets d’Alice et cette ritournelle d’un pittoresque banal, en un mot, tout ce qui se ressent des origines premières d’une partition destinée d’abord à l’Opéra-Comique. Ce qui reste, c’est l’effort intense, la grandeur de l’inspiration et de l’aspiration et ce pressentiment imperturbable de l’avenir partout présent, fût-ce au milieu des contradictions les plus choquantes et des moins pardonnables défaillances. Libre à chacun de s’égayer aux dépens de la sicilienne et des cavatines de la princesse Isabelle, erreurs assurément très répréhensibles, mais qui pourtant ne méritent pas d’entraîner la mort d’un pécheur capable de se racheter un peu plus loin en écrivant la scène du cloître.

Le beau reste le beau partout, jusque dans un ballet. Prenez cette scène des nonnes au troisième acte, quelle merveille ! Cependant, la musique n’occupe là que le second plan ; son art principal consiste à se subordonner à la pantomime, à la danse ; l’harmonie a peine apparente, s’effaçant de plein gré sous la mélodie et n’étant plus qu’une sorte d’élément rythmique. Tout s’y tient ; pendant que les yeux se délectent aux ondoyantes et muettes péripéties d’un épisode indissolublement relié à l’action, l’esprit ne cesse d’être intéressé par cette musique qui, pareille à la nymphe, semble ne se dérober que pour mieux nous éblouir. Ce largo si profondément pathétique des violoncelles et qui vous racontée avec tant de compassion le roman de la jeune abbesse, soulignant les pas, les gestes et les poses, — cette phrase chargée de soupirs, de larmes et de volupté, — à la fois souvenir, regrets ineffables, élancemens vers la récidive, — comment s’en détacher ? Vous y demeurez accroché comme à une vision dantesque ; Taglioni elle-même ne vous la faisait pas perdre de vue. C’est le cas aujourd’hui d’en aller jouir tout à l’aise sans que, du côté de la scène, aucune distraction vous menace. Le temps des grandes charmeresses est passé. Je ne prétends pas que Mlle Righetti, la jeune et très jeune mère abbesse de ce nouveau cloître, nuise au tableau ; elle a de l’élégance, une certaine école et beaucoup de bonne volonté, mais, comme dit Joseph de Maistre, « souvent ce qui suffit ne suffit pas. » Se pencher en avant, se renverser, s’enlever avec sveltesse et désinvolture, c’est déjà bien, il faudrait maintenant tâcher d’avoir une idée de la pantomime, apprendre la grammaire d’un art que les Fanny Elssler, les Rosati savaient parler et dont les gracieuses figurantes de l’heure actuelle ne se doutent pas.

On aurait cru que l’Opéra profiterait du congé de Mlle Krauss pour laisser reposer le Tribut de Zamora. Il n’en a rien été, et, du soir au lendemain, l’administration s’est empressée de nous montrer Mme Montalba à la place de la grande artiste. Cela s’appelle perdre une belle