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deux espèces de colons. Les uns ont des forêts vierges à éclaircir, les autres doivent s’industrier pour se procurer à la sueur de leur front le bois de construction et de travail qui leur manque. Le métier des seconds est encore plus dur que celui des premiers ; il est plus facile d’abattre des arbres que d’en faire pousser.

L’Inde n’est pas à proprement parler une colonie ; c’est une magnifique conquête, entreprise avec une rare audace, poursuivie avec une persévérance admirable, conservée et gouvernée avec un art infini. La vallée du Gange n’était pas une terre à défricher, et ses habitans n’étaient pas des nomades qu’il fallut convertir à la vie sédentaire et agricole. Les Anglais se sont trouvés en présence d’une antique civilisation, très raffinée, mais un peu décrépite, sur laquelle il s’agissait de greffer habilement les inventions mécaniques, administratives et politiques de l’Occident. Ils avaient affaire à des millions d’hommes descendant comme nous de Japhet, dont le cerveau est fait comme le nôtre, dont la langue est de la même famille que tous les idiomes de l’Europe, et auxquels les idées générales, les abstractions, les subtilités juridiques ou métaphysiques sont aussi familières qu’aux fortes têtes de l’Occident. Les Anglais se sont appliqués à compléter cette éducation si bien commencée, et leurs élèves les ont étonnés par leurs aptitudes, par leur ouverture d’esprit, par leur disposition à profiter des leçons qu’on leur donnait. Sur le demi-million de fonctionnaires civils de tout grade qui sont au service du gouvernement des Indes, l’immense majorité se recrute parmi les natifs. Ils fournissent aussi 21,000 employés aux chemins de fer, 33,000 sont légistes, 61,000 sont médecins, 118,000 sont banquiers et possèdent le génie des affaires. Dans l’espace de dix ans, près de 50,000 Indous se sont présentés pour subir les examens des universités de Calcutta, de Madras et de Bombay ; beaucoup sont devenus bacheliers ou maîtres ès-arts, d’autres ont pris leurs degrés en droit[1]. Nous ne disons rien de ceux qui se vouent aux arts d’agrément, des peintres, des musiciens, des danseurs et des jongleurs, qui dépassent le chiffre de 200,000. Ces derniers n’ont pas appris grand’chose des Anglais. On jongle en Europe, on jongle dans l’inde, mais les procédés ne sont pas les mêmes.

En Algérie, la France s’est trouvée aux prises avec de tous autres embarras. Elle a dû imposer sa domination à des indigènes d’humeur nomade et batailleuse qui possédaient le sol et qui n’en faisaient rien. On leur avait promis de respecter leurs propriétés ; il fallait les décider à cultiver la terre et profiter de toutes les occasions de la leur acheter, quelquefois même de la leur prendre. Ces nomades descendaient de Sem ; leur caractère était passionné, mobile et nerveux, leur tête étroite

  1. India in 1880, by sir Richard Temple, late governor of Bombay, lieutenant-governor of Bengal, and finance minister of India ; Londres, Murray, 1881.