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sait que la France n’éprouvait aucun besoin de reculer ses frontières en Afrique ; d’imprudentes provocations l’ont obligée à étendre la main sur la Tunisie. Si elle n’avait pas relevé le gant qu’on lui jetait, si elle avait souffert qu’on doutât de sa force et qu’une influence rivale prévalût à Tunis, c’en était fait de son prestige et de sa sécurité en Algérie, où sa domination eût été sérieusement menacée ; ce qui s’est passé ne l’a prouvé que trop. Il n’en est pas moins vrai qu’en prenant la régence sous son protectorat, elle est devenue limitrophe de la Turquie, à qui appartient la Tripolitaine, ce qui peut être pour elle une source d’embarras. Comme M. le duc de Broglie le disait spirituellement au Sénat, c’est un fâcheux voisinage que celui de la Turquie, parce que tout le monde se mêle de ses affaires et que l’avoir pour voisine, c’est avoir tout le monde pour voisin. Dieu sait aussi que les Anglais ne soupiraient point après cette frontière scientifique qu’il a plu à lord Beaconsfield de leur donner. Ils se souciaient peu d’aller à Caboul, d’avoir de méchantes affaires avec les Afghans, d’ajouter Candahar à leur empire. Les progrès des Russes dans l’Asie-Centrale les ont contraints à faire une campagne qui ne leur souriait guère. Ils n’ont pas à craindre que la Russie envahisse l’Inde, mais si son influence devenait prépondérante dans l’Afghanistan, l’Inde ne serait plus en sûreté, l’autorité de l’Angleterre se trouverait compromise, les souverains, ses vassaux ne la craindraient plus, ses sujets douteraient d’elle, les Indous, qui aiment à raisonner, raisonneraient plus que jamais, et en tout cas elle serait tenue d’augmenter encore cette armée qui lui coûte déjà si cher. Ce n’est pas tout que d’avoir conquis les corps, il faut posséder les âmes. Les politiques réalistes, qui se piquent de ne s’occuper que des faits, ne devraient pas oublier que l’imagination des peuples est un fait avec lequel il faut toujours compter.

On peut être certain que les Anglais ne perdront aucune occasion de se plaindre des déceptions que l’Inde leur a causées et des soucis qu’elle leur procure ; ils ne se lasseront pas d’énumérer les charges qu’elle leur impose, ils déclareront plus d’une fois encore que le mieux serait de s’en défaire. On peut être également certain qu’ils ne s’en déferont jamais volontairement ; il y a des choses qu’on dit et qu’on ne fait pas. Il est possible que l’Inde coûte à l’Angleterre plus qu’elle ne lui rapporte ; mais cette vaste colonie est un bureau de placement pour ses cadets, une école où se forment ses financiers et ses administrateurs, une carrière ouverte à son activité et à son commerce. Que deviendrait ce commerce si la vallée du Gange comme le Deccan étaient en proie à l’anarchie et à la confusion, et qui répondrait de l’ordre si les Anglais s’en allaient ? D’ailleurs, malgré les prédications des économistes de Manchester et des radicaux de Birmingham, malgré les raisonnemens des utilitaires et les jérémiades des pessimistes, l’Angleterre n’a pas abjuré ses ambitions : elle croit encore à ses léopards, son vieil orgueil