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I

Il est un point que l’école anglaise a eu le mérite de bien mettre en lumière : c’est le rôle du jeu dans l’évolution des êtres vivans. Les animaux très inférieurs ne jouent guère ; les animaux supérieurs, qui, « grâce à une meilleure nutrition, » ont un surcroît d’activité nerveuse, éprouvent nécessairement le besoin de le dépenser : ils jouent. Leur jeu, remarque M. Spencer, consiste à simuler les actes ordinairement utiles pour leur existence ou pour celle de leur espèce : ces actes, en effet, par cela même qu’ils sont les plus habituels, offrent au trop-plein de force nerveuse une pente facile et des voies d’écoulement. Le chat et le lion guettent une boule, bondissent et la roulent sous leurs griffes : c’est la comédie de l’attaque. Le chien court après une proie imaginaire ou fait semblant de combattre avec d’autres chiens : il s’irrite par la pensée, montre les dents et mord à la surface. La lutte pour la vie, simplement simulée, est donc devenue un jeu. Il en est de même chez les hommes. Les jeux des enfans, celui de la poupée et celui de la guerre, sont la comédie des occupations humaines. Outre le plaisir de l’imitation, il faut voir là, selon M. Spencer, le plaisir de mettre en œuvre des énergies encore inoccupées, des instincts inhérens à la race. Dans presque tous les jeux, la satisfaction la plus grande est de triompher sur un antagoniste ; or l’amour de la victoire est, comme la victoire même, une condition d’existence pour toute espèce vivante ; aussi avons-nous un perpétuel besoin de le satisfaire. A défaut de triomphes plus difficiles, tel ou tel jeu d’adresse nous suffit. Sans le savoir, un pacifique joueur d’échecs obéit encore à l’instinct conquérant de ses ancêtres. Nous avons tous un certain besoin de nous battre, qui se traduit dans les salons par des traits bien aiguisés, comme ailleurs par des jeux de mains, comme chez les animaux par de petits coups de dents ou de griffes, donnés et reçus sans fâcherie. Le combat est donc l’une des sources les plus profondes du jeu, et tout jeu, chez les peuples encore sauvages, tend à prendre ouvertement la forme d’un combat : leurs danses, leurs chants sont en partie une représentation de la guerre. On pourrait donc, en continuant la pensée de M. Spencer, aller jusqu’à dire que l’art, cette espèce de jeu raffiné, a son origine ou du moins sa première manifestation dans l’instinct de la lutte, soit contre la nature, soit contre les hommes ; il est resté même aujourd’hui pour notre société moderne une sorte de dérivatif ; c’est un emploi non nuisible du surplus de forces devenues libres par la pacification générale, et il constitue dans le mécanisme social comme une soupape de sûreté.