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En premier lieu, ce qui nous paraît résulter des importans travaux de MIM. Spencer Sully et Grant Allen sur ce sujet, c’est que la sensation même enveloppe l’action et le mouvement, c’est que la beauté des sensations est en grande partie constituée par un déploiement intense et harmonieux de la force nerveuse, où se réalise, comme dit M. Spencer, « le maximum d’effet avec le minimum de dépense. » Pourquoi, par exemple, dans les objets perçus par la vue et le tact, préférons-nous les lignes flottantes et onduleuses aux lignes dures et anguleuses ? C’est que les premières, pour être perçues, exigent un moindre travail des muscles de l’œil : en les suivant, l’œil n’a pas besoin d’arrêter soudain son mouvement ou de changer brusquement de direction, comme lorsqu’il suit une ligne en zigzag. Remarquons d’ailleurs que tous les êtres vivans, animaux ou végétaux, présentent plus ou moins la ligne serpentine dans leurs mouvemens et jusque dans leur structure. On peut expliquer aussi avec M. James Sully, par l’organisation même de la rétine, pourquoi nous aimons à voir les objets groupés soit autour d’un centre, — d’où notre préférence pour les formes circulaires, étoilées ou rayonnantes, — soit autour d’un axe, en forme d’arbres, de tiges et de fleurs : cette disposition économise de l’effort musculaire. Enfin les qualités de similitude que nous recherchons dans les formes, l’analogie des directions, l’égalité des grandeurs, la proportion, la variété réduite à l’unité, tout s’explique par les mêmes raisons : ce sont là autant de moyens d’épargner, tout en la dépensant, notre force musculaire et nerveuse. Au sein du désordre apparent d’une église gothique, le constant retour de la même forme ogivale permet à l’œil comme à l’esprit de retrouver le connu dans l’inattendu même, de s’orienter : c’est le fil d’Ariane au milieu de la forêt. En somme, une forme est d’autant plus belle, dit avec raison M. Spencer, « qu’elle exerce efficacement le plus grand nombre des élémens nerveux intéressés à la perception, et ne surcharge que le plus petit nombre possible de ces élémens[1]. »

  1. Lorsque la forme, pour être perçue et mesurée, vient à exiger un certain effort, elle pourra encore éveiller des émotions esthétiques, mais ce sera plutôt l’idée du grandiose, du vigoureux, du sublime, que celle du beau proprement dit. La position verticale a quelque chose de plus dur et de plus énergique : c’est qu’en premier lieu, la ligne verticale exige de l’œil plus d’effort pour être embrassée ; en second lieu, elle est la position habituelle de tout ce qui vit et lutte, elle exige des membres un plus grand déploiement de force, puisqu’il faut alors lutter contre la pesanteur. Au contraire, la position horizontale est celle de l’homme endormi ou mort, des troncs d’arbres arrachés, des colonnes renversées, de la plaine, de l’eau quand elle est tranquille : tout ce qui veut se reposer se couche. Aussi un paysage aux lignes horizontales, aux édifices larges et bas, aura-t-il un caractère plus calme, souvent plus prosaïque, que de hautes maisons, des tours, des rochers à pic, de grands arbres droits. Des trois dimensions, c’est la longueur horizontale qui fait le moins d’effet : mille pieds de terrain plat sont loin de produire, comme le remarque M. Fechner et comme l’avait déjà remarqué Burke, la même impression que des pyramides ou des pics hauts de mille pieds ; mais c’est la profondeur qui saisit le plus, à cause de l’idée de chute.