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pas assez directement affecté par ce qu’il voit ; c’est un sens trop indifférent. En général, dire qu’une chose est belle, c’est la qualifier encore superficiellement ; pour désigner ce qui nous pénètre, ce qui fait vibrer notre être tout entier, il faut chercher des termes moins objectifs et moins froids. Une belle voix touche moins qu’une voix douce, suave, chaude, pénétrante, vibrante. Peu de mots sont plus usités par les poètes que ces épithètes : âpre, amer, délicieux, embaumé, frais, tiède, brûlant, léger, mou, etc., toutes expressions empruntées aux sens du tact, du goût, de l’odorat[1]. — Remarquons-le toutefois, les sensations visuelles ne sont pas aussi superficielles qu’il le semblerait d’abord et que sont portés à le croire les esthéticiens anglais : de là vient qu’elles ont encore tant de valeur esthétique. L’œil est avant tout le sens de la lumière ; or la lumière n’est pas moins nécessaire aux êtres vivans que la chaleur. Les vibrations lumineuses se rattachent d’ailleurs aux vibrations caloriques, et les perceptions visuelles ne sont qu’une spécialisation de la sensibilité générale dont l’organisme est doué par rapport aux vibrations de l’éther. Aussi la joie que nous causent le passage de l’obscurité à la lumière, l’éclat du ciel bleu, la vivacité même de la couleur, marque-t-elle un bien-être total de l’organisme en même temps qu’une fête des yeux. La plante, quoiqu’elle n’ait pas le sens de la vue, pourrait éprouver quelque chose d’analogue en passant de l’ombre au soleil, elle qui se fane dans l’obscurité et se tourne toujours vers la clarté du soleil, comme si elle la voyait. Ici encore il faut se garder de ramener le plaisir esthétique au jeu d’un organe particulier. La poésie de la lumière vient de sa nécessité même pour la vie et de l’ardente stimulation qu’elle exerce sur tout notre organisme. Le plaisir que nous cause le lever du jour, par exemple, est bien plus que la satisfaction de l’œil : c’est avec notre être tout entier que nous saluons le premier rayon de lumière[2].

  1. Je viens d’ouvrir un volume d’Alfred de Musset ; j’y trouve le mot léger employé trois fois en quelques vers, ainsi que frais et mou. « La douce strophe du poète, » dit Hugo. Dans ce vers de Shelley :
    Our sweetest songs are those that tell of saddest thought,
    comment substituer à sweet une autre épithète ?
  2. En outre, les sensations de la vue, qui sont de toutes les plus représentatives, acquièrent une nouvelle profondeur par les associations d’idées sans nombre dont elles sont devenues le centre. Autour d’elles se groupent des fragmens entiers de notre existence : elles sont la vie en raccourci. Pour l’être doué du sens de la vue, le souvenir est une série de tableaux, c’est-à-dire d’images et de couleurs ; ces images se tiennent et s’appellent l’une l’autre. Regardez une rose dans un vase ; aussitôt il vous viendra à l’esprit, comme par une bouffée soudaine, le souvenir indistinct de toutes les sensations, de tous les sentimens liés d’habitude à la vue d’une rose : vous vous représenterez un jardin, des bosquets, une promenade, peut-être une promenade à deux, peut-être une main cueillant la fleur pour vous l’offrir, peut-être un corsage dont elle pourrait être la parure. Une simple couleur est déjà expressive. Ce n’est pas sans raison que les rapsodes qui chantaient l’Iliade s’habillaient de rouge en souvenir des batailles sanglantes décrites par le poète ; au contraire, ceux qui déclamaient l’Odyssée portaient des tuniques bleues, couleur plus pacifique, symbole de la mer où erra si longtemps Ulysse. Qui pourrait se représenter, fait observer M. Fechner, Méphistophélès, cet habitant du feu éternel, vêtu d’azur, la couleur du ciel, ou un berger d’idylle drapé dans un manteau rouge ? Entre les perceptions de la vue et les pensées, il existe une secrète harmonie que les poètes et les peintres ont toujours respectée.