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L’ouïe, qui a donné naissance aux arts les plus élevés (la musique, la poésie, l’éloquence), doit ses plus hautes qualités esthétiques à cette circonstance que le son, étant le meilleur moyen de communication entre les êtres vivans, a acquis ainsi une sorte de valeur sociale. Les instincts sympathiques et sociaux sont au fond de toutes les jouissances esthétiques de l’oreille. Pour l’être vivant, le plus grand charme du son, c’est qu’il est essentiellement expressif : il lui fait partager les joies et surtout les souffrances des autres êtres vivans. Aussi, ce qu’il y a pour l’oreille d’esthétique par excellence, c’est l’accent, expression directe et vibrante du sentiment. Toute la puissance de l’orateur est dans le ton et l’accent ; c’est là aussi l’élément essentiel de l’art dramatique : la douleur qui s’exprime par la voix nous émeut en général plus moralement que celle-qui s’exprime par les traits du visage ou par les gestes. La poésie même n’est autre chose, au fond, qu’un ensemble de mots choisis pour pouvoir vibrer davantage à l’oreille et qui contiennent pour ainsi dire en eux-mêmes leur propre accent. — Quant au chant, M. Spencer l’a fort bien montré, il n’est qu’un développement de l’accent ; c’est la voix humaine modulant au contact de la passion. Cicéron avait déjà dit : Accentus, cantus obscurior. La musique instrumentale, à son tour, n’est qu’un développement de la voix humaine. Au fond de tout son musical qui plaît se retrouve sans doute quelque chose d’humain : les sons durs et rauques nous rappellent le son de la voix en colère, les sons doux éveillent des idées de sympathie et d’amour, etc.[1].

Si toute sensation peut avoir un caractère esthétique, quand et comment acquiert-elle ce caractère ? —C’est là, nous l’avons déjà dit, une simple affaire de degré ; et il ne faut pas demander des définitions du beau trop étroites, contraires par cela même à la loi de continuité qui régit la nature. Il faut dire aux adorateurs du beau ce que Diderot disait aux religions exclusives : Élargissez votre Dieu.

Toute sensation, croyons-nous, passe ou peut passer par trois momens : dans le premier, l’être sentant constate en lui-même ce

  1. On voit combien est controuvée cette théorie d’un Allemand moderne, M. E. Hauslick, d’après laquelle la musique serait essentiellement « inexpressive, » et aussi cette affirmation étrange de M. Fechner lui-même, selon laquelle la musique ne serait pas susceptible d’éveiller des associations d’idées.