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désagréable de la sensation, on nous permettra d’appeler timbre la combinaison esthétique des plaisirs, les uns dominans, les autres éveillés par association, parfois mêlés de quelques douleurs ou tristesses confuses, comme de dissonances propres à relever l’harmonie de l’ensemble. C’est surtout dans ce timbre de la sensation que, selon nous, il faut placer le beau.

Le résultat auquel nous arrivons, c’est que le beau est renfermé en germe dans l’agréable, comme d’ailleurs le bien même. L’agréable se ramenant à la conscience de la vie non entravée, c’est là aussi qu’on peut trouver le vrai principe du beau. Vivre d’une vie pleine et forte est déjà esthétique ; vivre d’une vie intellectuelle et morale, telle est la beauté portée à son maximum et telle est aussi la jouissance suprême. L’agréable est comme un noyau lumineux dont la beauté est l’auréole rayonnante ; mais toute source de lumière tend à rayonner et tout plaisir tend à devenir esthétique. Celui qui ne reste qu’agréable avorte pour ainsi dire ; la beauté au contraire est une sorte de fécondité intérieure[1].

Il résulte de ce qui précède qu’en fait d’émotion, rien de ce qui est superficiel et partiel, rien de ce qui touche un organe spécial sans retentir jusqu’au fond même de l’être, ne mérite vraiment le nom de beau. La théorie qui tend à identifier le plaisir du beau et le plaisir du jeu, malgré les élémens vrais qu’elle renferme, est donc

  1. Si ces considérations sont vraies, nous pourrons établir les lois suivantes : 1° quand une sensation vivement agréable n’est pas esthétique, c’est que l’intensité locale de cette sensation est de nature à en entraver l’extension, la diffusion dans le système cérébral, d’où il suit que la conscience, absorbée sur un seul point, semble sur les autres suspendue. Le plaisir reste alors purement sensuel, sans devenir en même temps intellectuel ; il n’a pas cette complexité de résonances, ce timbre qui caractérise selon nous la jouissance esthétique ; 2° quand un plaisir acquiert dans la conscience le maximum d’extension compatible avec le maximum d’intensité, il constitue alors le plus haut degré de satisfaction, à la fois sensible et intellectuelle, c’est-à-dire la satisfaction esthétique ; 3° le temps nécessaire à la diffusion nerveuse dans le cerveau et au retentissement dans la conscience explique pourquoi la perception du caractère esthétique n’est pas toujours immédiate ; le jugement : Ceci est beau, doit en moyenne demander plus de temps que le jugement : Ceci est agréable ; ce dernier même exige plus de temps que la perception brute, qui demande en moyenne pour l’ouïe, 0",15, pour le tact, 0",20, pour la vue, 0",21. Le jugement esthétique ne devient presque immédiat que par l’accumulation des expériences chez l’individu ou chez la race.
    En somme, le beau, croyons-nous, peut se définir : une perception ou une action qui stimule en nous la vie sous ses trois formes à la fois (sensibilité, intelligence et volonté) et produit le plaisir par la conscience rapide de cette stimulation générale. Un plaisir qui, par hypothèse, serait ou purement sensuel, ou purement intellectuel, ou dû à un simple exercice de la volonté, ne pourrait acquérir de caractère esthétique. Seulement, disons-le vite, il n’est pas de plaisir si exclusif, surtout parmi les plaisirs supérieurs, comme ceux de l’intelligence. Rien n’est isolé en nous, et tout plaisir vraiment profond est la conscience sourde de cette harmonie générale, de cette complète solidarité qui fait la vie.