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que se produisent ces spectacles. Au déclin du jour, dans le silence profond qui enveloppe la nature déserte, le monastère de Saint-Saba prend des aspects fantastiques. La cour est remplie de pèlerins russes chuchotant à voix basse ou fredonnant sourdement leurs hymnes mélancoliques ; sur les terrasses, des moines vêtus de robes sombres, où pendent de longues barbes grises, se livrent à la contemplation ; les murs s’élèvent à de si grandes hauteurs qu’on distingue les fragmens du ciel brillant d’étoiles comme on le ferait du fond d’un puits. Peu à peu l’ombre descend et s’épaissit de plus en plus, les dernières rumeurs s’apaisent et la mystérieuse émotion que devaient éprouver les anachorètes des premiers siècles, quand la nuit tombait sur leurs grottes profondes, envahit jusqu’aux voyageurs modernes égarés dans ce site et dans ce milieu d’autrefois.

La chambre qu’on m’avait donnée était située sur la cour principale ; le lit ne manquait pas d’originalité ; il se composait d’une sorte de niche creusée dans le mur sur laquelle était posée un matelas à peine plus épais qu’une couverture. Il eût été difficile d’y dormir. J’apercevais d’ailleurs, en face de moi, à travers une fenêtre mal fermée, une petite rotonde qui recouvre le tombeau du saint et qui restait illuminée toute la nuit. Des moines s’y succédaient d’heure en heure pour entretenir à la fois la prière et l’illumination. Je ne me suis jamais si complètement arraché à la vie moderne et plongé dans le passé. Ce qui fait le charme de l’Orient, c’est d’y retrouver ainsi les mœurs, les civilisations, les idées de tous les siècles qui nous ont précédés, et dont on peut, en quelque sorte, reconstruire l’histoire à l’aide de la réalité présente. Rien ne ressemblait plus à la cour des Valois, par exemple, que la cour de l’ancien khédive de l’Égypte ; même désordre absolu dans l’administration et dans la politique ; mêmes fantaisies souveraines de la part du maître ; même mélange extraordinaire du comique et du tragique, de farces dignes de la foire et de drames dignes de Shakspeare dans la vie des courtisans ; et à travers tout ce désordre, même sentiment d’une certaine grandeur qui semblait promettre un avenir fécond. A Saint-Saba, ce n’étaient plus les souvenirs des Valois qui s’éveillaient en mai, c’était celui de saint Jérôme et des saintes femmes qui l’avaient suivi en Palestine pour y mener cette existence étrange, pleine de repentirs et de séductions, qui était à la fois le dernier des romans mondains et la meilleure des préparations au ciel. Il me semblait que je voyais leurs ombres s’agiter dans ma chambre, et que la petite lumière qui brillait sur le tombeau de saint Saba était la lampe de saint Jérôme éclairant ses travaux nocturnes. Que nous sommes loin cependant des anachorètes d’autrefois ! Entre