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l’existence paresseuse et crasseuse des moines grecs et les occupations délicates, les fortes études, les violentes et prochaines espérances de saint Jérôme et de ses compagnes, quelle distance ! La poésie du premier règne du christianisme a disparu pour toujours, la vie cénobitique me peut plus être une noble et grande vie ; il y a encore un bel avenir pour les ordres religieux qui se consacrent à la propagande, à l’enseignement, qui vont porter sur tous les points du globe, avec la foi chrétienne, la civilisation moderne qui en est sortie ; mais l’homme distingué ne saurait plus se retirer dans des ravins et des grottes inaccessibles pour y attendre la venue d’un règne de Dieu dont l’espoir immédiat ne serait désormais qu’une folie. Quant à la science, ce n’est plus dans la solitude qu’elle peut se créer et se développer ; il lui faut des moyens nouveaux que le désert ne saurait lui procurer. Les anciens anachorètes laissaient couler leurs jours dans l’immobilité de la contemplation, les yeux fixés vers le ciel, où il leur semblait que la Jérusalem nouvelle, parée comme une épouse, allait se montrer tout à coup ; l’aurore de cette apparition merveilleuse colorait les rochers les plus arides d’une lumière idéale ; si triste que fût la nature autour d’eux, ils ne s’en apercevaient pas, ils ne voyaient que leur rêve. Aujourd’hui ce rêve est dissipé, et si les grottes de Saint-Saba s’emplissaient de nouveau d’esprits élevés et d’âmes généreuses, ne se sentiraient-ils pas envahis bientôt par le mépris de la réalité, le dégoût du présent et le doute de l’éternité ?

La dureté de mon lit, qui m’empêchait de dormir, donnait un libre essor à mes réflexions. Fatigué cependant d’avoir les os moulus, je finis par me lever, par ouvrir ma porte et par errer à l’aventure. Il était près de trois heures du matin. La lune, sur son déclin, s’était levée, elle illuminait le couvent de sa faible clarté. La gorge de Saint-Saba restait plongée dans une obscurité profonde, mais le sommet des rochers et les murs du monastère, doucement illuminés, se dressaient comme des fantômes blancs sur ces profondeurs sombres. Quelques Arabes se promenaient dans les cours, quelques anachorètes priaient à la porte de leurs cellules. Dans les chambres voisines de la mienne » des Anglais, couchés sur des divans, à demi éclairés par une veilleuse, dormaient comme des voyageurs consciencieux qui redoutent la poésie de la nuit parce qu’elle empêche de prendre des forces pour supporter la fatigue du jour. A des intervalles réguliers, la cloche de l’église faisait entendre un glas triste et monotone. Je devais partira cinq heures ; il était trop tard pour me recoucher. Rien d’ailleurs de plus intéressant que de parcourir un couvent dont les couloirs sont des sentiers semés dans le roc et suspendus sur l’abîme, à la lueur indistincte d’un dernier