Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/887

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’enfant ouvrit de grands yeux et ne répondit pas.

— J’irai voir votre mère. Jamais encore je ne suis entré chez vous. Comment se fait-il que vous me connaissiez ?

— Je vous ai vu à l’église, monsieur.

— A propos, savez-vous traire une vache Nellie ?

— Oh ! oui, monsieur, c’est moi qui la trais toujours.

— Eh bien ! donnez-moi un peu de lait là dedans...

Et il lui tendit une écuelle en cuir.

Elle tira une nouvelle révérence et, courant à sa vache qui tondait l’herbe courte sous les pommiers, eut vite fait de remplir l’écuelle, qu’elle rapporta entre ses deux mains avec toute sorte de gentilles précautions.

— Hébé ! murmura le jeune garçon. Un service en vaut un autre. Je vous porterai un livre, et vous en apprendrez quelques passages par cœur pour me les répéter ensuite.

Puis, avec un sourire, il s’éloigna, sa ligne sur l’épaule, tandis que la petite courait à toutes jambes communiquer à sa mère cette grande nouvelle : le jeune lord, comme elle s’obstinait à l’appeler, avait promis de venir les voir et de lui apporter un livre !


II.

Revenons à lord Athelstone : il avait alors près de soixante ans, bien que plus actif que la plupart des hommes de trente. Le peu de cheveux qu’il possédait étaient blancs ; mais l’œil, les dents et l’estomac restaient intacts, et il avait le pied aussi leste que dans sa première jeunesse. La partie inférieure de son visage révélait une certaine obstination, seul trait que le père et le fils eussent en commun. Tout était raisonnable et sagement pondéré chez lord Athelstone, il vivait dans la foi politique et religieuse des aïeux sans y rien changer que ce qu’exigeait impérieusement la différence des temps. Ses ancêtres avaient été tous orthodoxes : il l’était aussi, mais il admettait cependant, bien qu’avec une certaine répugnance, la possibilité que le monde n’eût pas été créé en sept jours ; ses ancêtres avaient tous été de fidèles tories : nous avons dit qu’il était conservateur, néanmoins il s’était exposé jadis à encourir le blâme de certains membres de son parti en votant pour l’admission des juifs au parlement. Jamais lord Athelstone ne s’était distingué à Cambridge, ni à la chambre des communes, ni dans aucune autre chambre, mais il avait du bon sens et remplissait dignement son devoir comme époux, propriétaire et magistrat. Nous aurons occasion de voir s’il fut de même à la hauteur de son rôle de père, qui eût exigé, vu les circonstances, une dose peu commune de tact et de jugement.