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vous ne lui ferez pas le plus grand mal en la dégoûtant de sa condition, quitte à lui tourner le dos ensuite ? Écoutez bien, ajouta-t-il en élevant la voix et en fermant le poing, je ne me laisserai pas démonter par vos grands airs, moi. Je ne suis pas une bête ; je vous connais, vous autres... Si vous poussez jusqu’au bout votre mauvaise action, j’aurai votre sang,.. oui, quand on devrait me pendre.

Sur ce, il tourna les talons, laissant Wilfred en proie à un sentiment d’humiliation étrange, comme si vraiment son grossier antagoniste avait eu le dessus en cette rencontre. D’autre part les incidens de la matinée avaient enflammé sa passion. Nellie l’aimait, il n’en pouvait douter, et ses refus pudiques ne donnaient que plus de prix à cet amour. Renoncer au trésor qu’il avait conquis parce que des lois de convention pouvaient venir le contre-carrer, c’eût été, selon lui, une misérable faiblesse ; mais que faire ? Il fallait d’abord prévenir les délations. Il alla dans l’après-midi chez Mme Dawson. Nellie ne parut pas ; la veuve le reçut avec sa politesse accoutumée, mais il y avait dans ses manières une contrainte visible. Aux questions de Wilfred concernant son neveu elle répondit qu’il était reparti.

— Si brusquement ?

— Oui, monsieur, il voulait épouser Nellie, et puis nous nous sommes querellés…

— Je devine à quel sujet. Vous vous êtes querellés à cause de moi.

— En effet, monsieur Wilfred. Il a dit des choses que je ne peux lui pardonner. Je sais que vous êtes un gentleman incapable de faire le moindre tort aux pauvres filles ; je sais que mon neveu n’a parlé que par malice, mais cependant, il faut que je vous en prie, ne cherchez plus à rencontrer Nellie dans les bois ; les mauvaises langues sont promptes, et nous autres, pauvres gens, nous n’avons pas le moyen de nous moquer de leurs propos, comme font les riches.

— Mais vous me permettrez de venir ici, madame Dawson ? dit humblement Wilfred.

— Sans doute, lui répondit la digne femme, embarrassée, et si vous entrez chez nous de temps en temps comme vous faisiez quand vous étiez tout jeune, le monde ne trouvera rien à redire ; mais il ne faudra pas que cela soit trop souvent.

Wilfred soupira en caressant la chatte qui venait de sauter sur son genou.

— Les convenances sont absurdes, répliqua-t-il avec humeur. Tout ce que je voulais, c’était élever l’esprit et l’instruction de Nellie, lui faire du bien ; et parce que le monde est méchant, vous me forcez d’y renoncer.