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s’emparant de moi sans cesse, tirant au dehors, comme il dit, tout ce que je pense, tout ce qui paraît lui plaire en ma pauvre petite personne. Et puis, le lendemain, il s’est excusé pour ne pas nous accompagner dans une promenade convenue, et quand je lui ai demandé où il allait, il m’a répondu : « Rendre visite à des Italiens avec lesquels j’ai fait connaissance à la Pergola. » Maman prétend que je n’aurais pas dû le questionner ; je ne vois pas pourtant quel mal j’ai fait, intimes comme nous l’étions. Hier il nous a apporté une grande corbeille de camélias, mais sans rester plus de dix minutes. Plus tard, aux Cascine, nous l’avons vu appuyé à la portière d’une de ces voitures qui s’arrêtent là chaque jour vers la même heure, à la mode florentine, — une mode idiote ! Rester en place à grelotter pour écouter les complimens de la jeunesse dorée... quelle existence ! Mais les dames du cru trouvent cela délicieux. Est-il possible qu’un homme de son mérite s’égare dans cette mêlée vulgaire ? Et la femme qui l’accaparait était vieille, une noiraude sans beauté !.. J’en suis bien aise...»

A dix jours de là, lady Frances terminait ainsi ses confidences à son amie Sylvia :

« Tout est fini... tout a changé pour moi, je n’ai plus d’illusion. Nous nous rencontrons encore tantôt chez sa mère, tantôt dehors, et il nous a fait deux visites... pas davantage. Qu’en dites-vous ? Il s’efforce d’être le même, c’est en vain... maman elle-même s’aperçoit d’une différence. Pauvre maman, elle ne se doute guère de ce que je souffre, car j’ai de l’empire sur moi-même, je ris toutes les fois qu’il est question des caprices du poète .. mais chaque mot entre comme un poignard dans mon pauvre cœur... Et maintenant, me demanderez-vous la cause de ce changement ?.. C’est l’influence d’une certaine Mme Uberti, qui n’est point jeune et quia la plus déplorable réputation. N'est-ce pus affreux de penser qu’avec son grand esprit, ses a-pirations si élevées, il se laisse prendre à de pareils pièges ? Quelquefois je refuse d’y croire, mais il est trop certain qu’il est toujours dans sa loge à l’Opéra et qu’après la représentation il s’en va fumer chez elle. Maman est indignée ; elle le laisse voir ; j’ai beau lui dire que ce ne sont pas nos affaires, sa froideur finira par le dégoûter tout à fait de revenir. Quant à lady Athelstone, qui est très aimable sans doute, mais que l’on pourrait appeler une dinde bourrée de sages opinions, elle ne cesse de se réjouir que son cher Wilfred recommence à sortir un peu, le cinquième mois du deuil étant expiré : « La société étrangère, dit-elle, est si avantageuse pour un jeune homme ! »

Maman ne se soucie pas de prolonger notre séjour à Florence ; peut-être a-t-elle raison. Partout je serai malheureuse, mais du