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M. Guerrier ne s’aperçoit pas que si l’insinuation vaut pour Fénelon, elle vaut bien plus pour Bossuet. Si c’est avoir mal reconnu le mérite éminent de Fénelon que de l’avoir installé dans le siège archiépiscopal de Cambrai, je suis bien obligé de remarquer que n’avoir pas trouvé pour Bossuet d’autre siège que le siège épiscopal de Meaux, qui pouvait valoir environ 30,000 livres, c’est avoir reconnu bien plus mal un mérite, à notre avis, encore plus éminent[1]. Laissons ce détail. Voici donc la situation. Mme Guyon et Fénelon s’en sont remis, comme on l’a vu tout à l’heure, au jugement de Bossuet. Ce jugement, d’accord avec M. de Noailles et M. Tronson, Bossuet le formule. C’est ce que l’on appelle les trente-quatre articles d’Issy. Fénelon devient archevêque, signe les trente-quatre articles, et part pour son diocèse. Comme on veut en finir de Mme Guyon, on lui demande, à l’exemple de Bossuet et de M. de Noailles, de faire une ordonnance qui condamne les livres de Mme Guyon. Il refuse. On se rend à ses raisons. Elles sont de peu de valeur. Bossuet lui propose alors d’approuver au moins son Instruction sur les états d’oraison, qui va prochainement paraître, et dans laquelle on fera mention des livres de Mme Guyon, il est vrai, mais sans la nommer autrement, et sans faire la moindre allusion à ses extravagances. Fénelon refuse encore. Je ne discute pas ses motifs : je constate qu’il refuse. Il fait plus ; il déclare qu’il soutiendra maintenant Mme Guyon jusqu’au bout, et, gagnant Bossuet de vitesse, il compose le livre des Maximes des saints. Et je tire de là cette conclusion qu’il n’est pas vrai de dire que Fénelon ait épuisé toutes les voies de conciliation, mais, au contraire, il faut dire que tout était ou pouvait être terminé quand il lui plut de ranimer la controverse expirante, et d’en faire retentir l’Europe.

Il y aurait beaucoup à dire sur Fénelon. On n’a peut-être pas assez loué l’écrivain, mais, sûrement, on a trop vanté l’homme. Passez-moi la familiarité de l’expression : c’est encore un tour de Voltaire. Écrivain, Fénelon est de ceux qu’il faut appeler uniques. Il y en a de très grands qui ne sont pas uniques. Bourdaloue, par exemple, n’est pas unique. Il est le premier dans son genre. Il se détache en avant d’un groupe, mais, dans ce groupe, ils sont dix qui lui ressemblent. Fénelon est unique. Les légers défauts eux-mêmes de son style, une grâce abandonnée jusqu’à la mollesse et cette incomparable fluidité qui le caractérisent partout, bien loin de diminuer l’originalité de Fénelon, y ajoutent, et contribuent à faire de lui, dans l’histoire de notre littérature, le plus curieux modèle qu’il y ait de la souplesse infinie de l’esprit. Autant de facilité naturelle, autant d’aisance, autant de laisser-aller apparent que Voltaire, mais plus de profondeur, plus de sensibilité, plus

  1. On trouve dans l’Almanach royal pour 1789, la taxe des évêchés et archevêchés en cour de Rome, aussi leurs revenus. Les revenus de Cambrai sont comptés à 200,000 livres ; ceux de Meaux à 22,000.