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de guides, de moukres, mêlés et confondus avec quelques ânes et quelques chevaux qui portaient les gros bagages, s’avançaient en chantant sous un soleil de feu. Ils étaient divisés par escouades que dirigeaient plus ou moins quelques moines. Les femmes avaient presque toutes la tête et le corsage couverts de fleurs, ce qui empêchait de remarquer leur laideur et ce qui leur donnait une apparence gracieuse. Quelques pèlerins, plus pieux que les autres, marchaient nu-tête, mortification suprême en un pareil climat ; d’autres, les efféminés, avaient d’immenses parapluies rouges ou bleus ; mais en général c’étaient les fleurs qui servaient à garantir des rayons plus qu’ardens du soleil. Comme le pèlerinage dure plusieurs semaines, il faut que chacun emporte avec soi tous les ustensiles du ménage. On voyait donc des samovars passés en sautoir autour des bustes, des paquets de toute sorte placés sur les épaules comme des sacs de soldat ou accrochés tant mal que bien à des bras fatigués. Le cuivre reluisait parmi les marguerites, les coquelicots et les bleuets. Les hommes portaient de larges bottes ; beaucoup de femmes en faisaient autant. Leurs jupes relevées laissaient passer des jambes informes enfouies dans ces grossières chaussures. Presque toutes ces femmes étaient vieilles ; quelques jeunes paysannes à l’œil vif, à la démarche plus légère, égayaient cependant l’ensemble de la troupe. Cette longue farandole, d’où s’élevait le mélancolique et touchant murmure des hymnes grecs, se déroulait lentement dans la verdure. Il était impossible de n’être pas touché du spectacle d’une dévotion aussi sincère. Quelle différence entre de pareils pèlerinages et les pèlerinages de Lourdes ou de la Salette ! Ces pauvres Russes qu’une foi enthousiaste pousse en Palestine n’ont d’autre préoccupation que d’y retrouver des souvenirs pieux, des impressions religieuses ; ils vont le long des routes, au bord des ruisseaux, comme le faisaient les disciples de Jésus, dans l’espoir que quelque écho perdu de la sainte parole y retentira encore à leurs oreilles charmées ; aucune fatigue, aucun dégoût, aucune misère ne les rebutent ; c’est en vain que les cailloux de la route déchirent leurs pieds, ils ne sentent pas la souffrance, tant le ciel sur lequel ils ont les yeux constamment fixés leur semble inondé de cette lumière surnaturelle à travers laquelle on aperçoit Dieu.

À peine avais-je quitté les pèlerins russes que je me trouvais en présence de personnages bien différens. J’étais sur un immense plateau où est placé un khan ruiné qui a tout à fait l’aspect d’une vieille forteresse, le Souk-el-Khan ou Khan-et-Toudjar (marché du khan ou marché des marchands). Ce plateau est habité par des Circassiens et des Tcherkesses, que la conquête russe a chassés de leurs provinces et que le gouvernement turc a répandus un peu