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audition. Deux écrivains ont frappé Gustave Flaubert d’une empreinte qui reste visible jusque dans sas derniers romans : c’est Chateaubriand et c’est Edgard Quinet. Et encore de l’œuvre de ces deux grands hommes il n’a retenu que René et Ahasvérus ; il les savait par cœur, les récitait, en était imprégné jusqu’à les reproduire sans même sans douter. Il en est un troisième qui laissa trace en lui ; j’ose à peine le nommer : c’est Pigault-Lebrun, qu’il avait lu tout entier, qui le faisait rire et l’avait poussé vers une recherche du bouffon, dont le résultat n’a pas toujours été heureux. On a dit de Flaubert qu’il était un réaliste, un naturaliste ; on a voulu voir en lui une sorte de chirurgien de lettres disséquant les passions et faisant l’autopsie du cœur humain ; il était le premier à en lever les épaules : c’était un lyrique. Il en était arrivé à cette théorie singulière que le mot le plus harmonieux est toujours le mot juste ; à l’harmonie de ses phrases, il a tout sacrifié, parfois même la grammaire ; il répétait : « Ce que l’on dit n’est rien, la façon dont on dit est tout ; une œuvre d’art qui cherche à prouver quelque chose est nulle par cela seul ; un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose ; hors de la forme il n’y a rien ; quel que soit le sujet d’un livre, il est bon s’il permet de parler une belle langue. » — Du jour où il a saisi une plume pour la première fois, jusqu’à l’heure où la mort l’a brisée dans ses mains, il a été un ouvrier de l’art pour l’art.

Ces théories, que rien n’a jamais ébranlées, il me les exprimait avec éloquence dans son petit salon de la rue de l’Est, après la lecture de Novembre, pendant que le crépuscule blafard combattait la clarté des lampes, car la nuit s’était écoulée, et l’aube se levait. Nous passâmes ensemble cette journée, qui est restée présente dans mon souvenir comme si elle était d’hier. Nous nous racontâmes nos projets, « nos plans, » comme disait Flaubert, et il est bon de les répéter, ne serait-ce que pour prouver l’inanité des conceptions de la jeunesse, qui ne doute de rien parce qu’elle n’a encore rien appris. À ce moment, Gustave songeait à deux œuvres dont l’ordonnance le préoccupait plus que-ses études de droit. L’une était un conte oriental dont l’ensemble lui échappait encore, dont il n’apercevait distinctement que quelques épisodes et qui a fini par se cristalliser dans Salammbô ; l’autre était le Dictionnaire des idées reçues, qui eut été le groupement méthodique des lieux-communs, des phrases toutes faites, des prudhomismes dont il riait et s’irritait à la fois ; le personnage de Homais, dans Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet, sont une réminiscence lointaine de ce projet de la vingtième année. Pour ma part, je méditais alors d’écrire les Mémoires du Juif errant ; je crois bien que la lecture de l’Histoire des Français des divers états, livre d’une prodigieuse