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permit aux chefs de monter à bord ; très jaloux de ne partager avec personne les avantages du trafic, ces bons insulaires voyant approcher de nouvelles pirogues demandaient tout simplement qu’où tuât les gens qui les montaient. Le commandant faisant accueil à tous, les premiers venus s’efforçaient de persuader les derniers arrivés qu’ils allaient courir de grands risques, et parfois ils réussissaient à les éloigner. Détrompés, on en vit entrer en fureur contre ceux qui les avaient inquiétés. Au sortir du détroit de Cook, deux Néo-Zélandais avaient été admis sur la corvette; M. d’Urville en tira bon parti en apprenant d’eux les noms en usage sur la côte, mais à une certaine distance de leur territoire, ces sauvages ne connaissaient plus rien, et le commandant n’avait d’autre désir que de s’en débarrasser. Plusieurs fois, ces insulaires avaient exprimé la crainte de tomber entre les mains d’ennemis et d’être dévorés. A la baie de Tologa, ils parurent se concilier l’amitié de quelques chefs et partirent sous leur protection.

Par intervalles, l’Astrolabe marchait lentement sous une faible brise ou s’arrêtait prise par le calme, lorsque une grande pirogue parvint à l’accoster. Le principal personnage étant monté sur le pont de la corvette française aborda le commandant avec l’aisance et même la grâce d’un homme habitué au meilleur monde. Il dit être de son nom Oroua, de sa qualité, le rangatira de Toko-Malou[1]. M. d’Urville l’ayant invité à sa table, le Néo-Zélandais sut garder toutes les convenances ; par tradition, il connaissait le passage de Cook et se montrait très informé des guerres qui désolaient le nord de l’île.

En avançant vers le cap Oriental[2], le rivage est presque partout élevé; néanmoins, le navigateur découvre de jolis sites, de riantes vallées, deux ou trois villages considérables. Le capitaine d’Urville apercevant un de ces pahs[3] qui se fait remarquer par sa teinte blanchâtre, par ses cases alignées en amphithéâtre, se sent frappé de la ressemblance avec les petites cités de l’archipel grec. L’analogie par hasard entrevue, le rapprochement évoqué entre le berceau de la vieille civilisation européenne et les grèves sauvages voisines de nos antipodes, suggèrent au marin de longues réflexions sur les destinées des peuples. Il veut croire à la possibilité d’un bel avenir pour cette Nouvelle-Zélande si bien protégée par l’océan. L’esprit entraîné sur cette pente, il en vient à se figurer, qu’un jour, sur cette terre du cannibalisme, se trouveront des cités florissantes, embellies par tous les arts, ennoblies par toutes les sciences ; il voit en imagination

  1. D’Urville pense que c’est le Tegadou de Cook.
  2. Nai-Apou des indigènes.
  3. On n’a pas oublié que c’est ainsi que se nomment les villages fortifiés des Néo-Zélandais; Cook avait écrit heppah.