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des cadavres d’ennemis tués dans la bataille. Alors d’immenses acclamations retentissent; vieillards, femmes, enfans se précipitent à la rencontre des amis ou des parens.

La nuit est venue ; des feux sont allumés sur la plage, profilant au loin des raies de lumière ; hommes et femmes se mettent à chanter et à danser, tandis que rôtissent les chairs des victimes qu’on a tirées des pirogues. Bientôt chacun prend sa part du repas. A la lueur des flammes, officiers et matelots de la Favorite reconnaissent les jeunes filles qui leur ont paru douces et gracieuses au possible, dévorant la chair humaine de leurs dents blanches. A contempler ces êtres, la plupart presque nus, bariolés de blanc, de noir et de rouge, faisant d’épouvantables contorsions, hissant au bout de longues perches des têtes sanglantes, brandissant des armes, se livrant à toutes les extravagances imaginables, éclairés par des lumières vacillantes, on eût pu croire à des scènes de l’enfer. Le capitaine Laplace trouve fort heureux que les philosophes qui considèrent les sauvages comme des modèles d’innocence et de bonté n’aient jamais l’occasion d’assister à de telles fêtes. Le commandant de la Favorite, édifié sur les mœurs des Néo-Zélandais, mit à la voile pour la côte d’Amérique[1].

Chez nos voisins d’outre-Manche on s’inquiète également de découvertes ; les expéditions se succèdent à de courts intervalles. Le navire de la marine royale le Beagle ayant été mis sous le commandement du capitaine Fitzroy pour un voyage autour du monde, on engagea un dessinateur et un jeune naturaliste qui, de l’avis des meilleurs juges, promettait des talens; c’était le petit-fils du poète Darwin, M. Charles Darwin, aujourd’hui entouré d’une gloire particulière. Le 21 décembre 1835, le vaisseau britannique entrait dans la baie des Iles. Personne à bord n’est profondément touché des gracieux aspects de la région; on vient de Taïti, on a vu le ciel et la riche végétation des tropiques ; par comparaison, tout semble pâle[2].

En arrivant au mouillage de Kororarika, un contraste frappe l’esprit des observateurs. Les villages des indigènes sont garnis de palissades, et sur un vaste espace, dans une situation bien apparente, se dresse solitaire une maison européenne, n’ayant d’autre protection que le pavillon d’une compagnie indépendante. A tel indice, les marins du Beagle appréciaient l’ascendant obtenu par leurs compatriotes sur les anciens cannibales.

Quelques jours après, le capitaine, se promenant autour de l’établissement des évangélistes de Pahia, éprouve une surprise; les indigènes

  1. Un jeune officier de l’état-major, M. Paris, avait achevé l’étude hydrographique de la rivière Kawa-Kawa.
  2. Narrative of the surveying of his Majesty’s ships Adventure and Beagle between the years 1828 and 1830. vol. II; London, 1839.