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au 10 novembre 1838[1]. Comme son prédécesseur, le capitaine Laplace, le commandant de la Vénus entre dans la baie des Iles et atteint le mouillage de Kororarika sans voir un indigène, un pilote ou l’agent d’une autorité quelconque. Bientôt, l’amertume lui monte au cœur; le marin français constate les sentimens hostiles des Anglais et les fâcheuses dispositions qu’ils inspirent aux insulaires à l’égard de nos compatriotes. Il rapporte un échantillon de leur manière simple et saisissante d’enseigner l’histoire : « Quelques rayons de la gloire de nos armes ayant pénétré jusque dans les îles les plus isolées et les plus cachées de la Polynésie, dit le capitaine Du Petit-Thouars, pour balancer l’effet de nos glorieux faits d’armes, on représente Napoléon comme le chef d’une petite nation turbulente qui faisait beaucoup de bruit en tirant du canon; le roi d’Angleterre, tout seul, impatienté, l’avait fait prendre et mettre en prison dans une île. »

Les officiers de la frégate française parcourent les lieux déjà foulés par les précédens navigateurs, mais tout change vite en cette contrée d’où les observateurs ne rapportent pas toujours les mêmes impressions. Sur les rives de la Kawa-Kawa, tantôt basses et noyées, tantôt hautes et accores, les marins admirent les nombreuses criques où l’on trouve de bons mouillages et des situations favorables pour des établissemens maritimes. Dès à présent, on y voit des chantiers de construction et des magasins d’approvisionnemens. Au-dessus, la rivière se partage en trois branches et sur la pointe escarpée qui marque la principale séparation s’élève le pah de Pomaré, l’un des chefs autrefois puissans de La baie des Iles, que l’on déclare petit-fils de l’homme qui mangea le capitaine Marion. Quand on approche de la source de la rivière, on voit à droite une montagne couverte d’arbres superbes, à gauche, la plaine que termine un mamelon où apparaît le village de Kawa-Kawa. Ici, les vieilles fortifications ont persisté. L’enceinte est formée de pieux très rapprochés, ne laissant que les intervalles nécessaires pour servir de meurtrières. Au sommet des plus hauts, on voit encore des sculptures représentant des têtes qui offrent une expression aussi terrible qu’on a pu l’imaginer. La bouche est ouverte, quelquefois bariolée de différentes couleurs, la langue peinte en rouge sort d’une longueur démesurée, brillent les yeux et les dents faits de nacre. Il y a aussi des personnages entiers de proportions colossales et de formes grotesques, comme il convient pour servir d’épouvantails à des gens simples. A l’intérieur de la palissade, des fossés tiennent lieu de chemins couverts. Des angles saillans se projettent en dehors de manière à battre de flanc et à protéger l’enceinte, comme dans une fortification

  1. Voyage autour du monde sur la frégate la Vénus pendant les années 1835-59 sous le commandement du capitaine Abel Du Petit-Thouars, t. III ; 1841.