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disette avait réduit les paysans aux dernières privations, et Vauban pouvait écrire, dans son courageux mémoire sur le rappel des huguenots : « Tout souffre, tout pâtit, tout gémit ; il n’y a qu’à voir et examiner le fond des provinces, on trouvera encore plus que je ne dis. » Louis XIV, qui n’avait reculé ni devant les périls de la guerre ni devant le nombre des peuples coalisés contre lui, dut céder devant la misère publique, il détacha le duc de Savoie de la ligue d’abord, et parvint à signer, en septembre 1697, les traités de Ryswick, concession coûteuse pour l’orgueil de la France, mais nécessaire à son repos, qui lui enlevait de précieuses conquêtes, mais qui lui assurait, avec une paix ardemment souhaitée, les moyens de reprendre des forces et de panser ses blessures.

C’est vers le printemps de 1697, pendant les négociations, que le duc de Beauvilliers conçut le projet de faire dresser un état exact des généralités à l’heure où la paix permettait de songer à la France. Plus d’une fois, dans leurs conversations, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse avaient dû parler de leurs vues à Fénelon, qui semble y avoir fait allusion quand il met ces paroles dans la bouche de Minerve s’adressant à Idoménée : ce Voyons, disait Mentor, combien vous avez d’hommes et dans la ville et dans les campagnes. Faisons-en le dénombrement. Examinons combien vous avez de laboureurs parmi ces hommes. Voyons combien vos terres portent, dans les années médiocres, de blé, de vin, d’huile et des autres choses utiles. Nous saurons par cette voie si la terre fournit de quoi nourrir tous ses habitans et si elle produit encore de quoi faire un commerce utile de son superflu avec les pays étrangers. Examinons aussi combien vous avez de vaisseaux et de matelots : c’est par là qu’il faut juger de votre puissance. » (Télémaque, liv. XII.) « Il est honteux, avait coutume de dire Fénelon, à quel point les personnes de la plus haute condition en France ignorent notre gouvernement et le véritable état de notre nation[1] . » Déjà, vingt-quatre années auparavant, dans la période la plus prospère du règne, Colbert avait inauguré ses glorieuses réformes en demandant aux maîtres des requêtes d’étudier dans chaque province la situation du pays. Ses gendres, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, connaissaient cette enquête ; les mémoires qui en furent le fruit avaient été dignes du ministre qui l’avait prescrite, et nul ne l’avait oubliée lorsque le contrôleur-général Le Peletier, en 1687 et en 1688, chargea les maîtres des requêtes de faire les tournées et les conseillers d’état de renouveler cette vérification en la faisant porter exclusivement sur les impôts et le service des fermes.

Comme chef du conseil des finances, le duc de Beauvilliers avait

  1. Lettre au duc de Chevreuse sur le mariage de son petit-fils, citée par le cardinal de Bausset, III, 221.