Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

argumens, ni supplications, Timon hocha la tête, me traita d’écervelé et me déclara que je n’avais qu’à attendre que son fils eût terminé son droit. Je savais par expérience que M. de Cormenin était d’un entêtement sans pareil, je n’insistai pas, mais je lui en gardai rancune. Au mois d’octobre, la réouverture de l’école de droit rappela mes amis à Paris ; seul, Flaubert ne revint pas. Alfred Le Poitevin me parut troublé ; il me disait que Gustave était souffrant, affaibli, qu’il avait besoin d’un repos qui le retiendrait à Rouen pendant l’hiver ; lorsque j’insistais, il se dérobait et me répondait : « Le père Flaubert ne veut rien dire. » C’était inquiétant ; j’écrivis à Gustave, qui m’envoya une lettre assez gaie et parsemée de ces grivoiseries un peu grosses auxquelles il se délectait. Notre correspondance commencée à cette époque n’a pris fin qu’à sa mort ; je crois avoir reçu le dernier billet qu’il ait écrit. Cette correspondance très considérable a été détruite par nous, lorsque la publication des Lettres de Mérimée à une inconnue, — que l’on connaît, — vint nous révéler à quel danger, à quel abus de confiance on s’exposait en laissant subsister ces confidences où les mots « propres » ne sont point ménagés, où les noms sont prononcés, où le cœur s’ouvre sans réserve. Gustave a conservé une douzaine de mes lettres qui lui rappelaient quelques escapades de jeunesse ; parmi les siennes, j’en ai gardé sept ou huit qui, pour moi du moins, ont une valeur historique, car elles racontent la mort de ceux que nous aimions. Tout le reste a été brûlé, et ce n’est pas sans regret que nous avons anéanti ces pages où le meilleur de nos âmes s’était répandu.

Au mois de janvier 1844, Gustave cessa tout à coup de m’écrire ; plusieurs fois je lui avais proposé d’aller vers lui, il avait ajourné ma visite. Je ne savais que conclure de son silence, lorsque je reçus une lettre de Mme Flaubert, qui me disait que son fils était blessé à la main, que je lui ferais plaisir en venant le voir et que l’on m’avait préparé une chambre dans sa maison. Je passai avec lui le mois de février. Il habitait alors, rue Lecat, avec sa famille, un pavillon avec jardin, dépendant de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Le logement était triste, mal distribué ; on y était les uns sur les autres. Je trouvai Gustave fort dolent, le bras en écharpe par suite d’une brûlure grave à la main droite, dont il porta la cicatrice toute sa vie. Autour de lui on était assombri, toujours sur le qui-vive, et on le laissait seul le moins possible. Sa famille se composait alors de son frère, Achille, chirurgien adjoint à l’Hôtel-Dieu, de sa sœur Caroline, une des plus exquises beautés que j’aie aperçues et qui devait mourir deux ans plus tard, de sa mère cachant sous une froide apparence un incomparable amour maternel et, enfin de son père, — le père Flaubert, comme on l’appelait ordinairement, — chirurgien de grande race, auquel il n’a manqué pour léguer un nom célèbre à la postérité