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vaisseau que Robinson le trouva, et, grâce à l’outil, il put se défendre contre les animaux et les sauvages, se bâtir une maison, se procurer un peu de ce superflu qui orne la vie. « Que serais-je devenu, s’écriait-il, si la providence divine n’avait pas miraculeusement ordonné que le navire fût jeté près du rivage ? Apparemment je serais mort de faim ou j’aurais vécu en véritable bête sauvage. » Que deviendrions-nous à notre tour si nous faisions fi de tout ce qu’une société qui a péri dans un irréparable désastre nous a légué de bon, d’utile et de précieux ? M. de Bismarck, qui n’a jamais été avare de bons souhaits à notre endroit, disait en 1871 « qu’il n’entendait pas laisser derrière lui une république habitable. » Rouge ou bleue, une république qui répudierait sans merci et sans choix toutes les traditions de la vieille France deviendrait bientôt aussi inhabitable que l’eût été l’île de Robinson, s’il n’avait disputé à l’Océan et arraché à la vague qui les roulait quelques épaves de son naufrage, quelques débris du vieux monde.

La lecture de Robinson doit être aussi recommandée aux révisionnistes impatiens, qui demandent à cor et à cri que la constitution soit modifiée, réformée, refondue dès demain. Elle n’est pas ce qu’il leur faut, elle a une figure qui leur déplaît, elle ressemble trop à ceux qui l’ont faite, c’est-à-dire à des gens qu’ils n’aiment pas et dont les manières ne leur reviennent point. Ils se piquent de simplifier toutes les procédures, ils ont le goût des moyens sommaires. La constitution est à la fois trop monarchique et trop compliquée ; ils ont pris dans une sainte horreur ce sénat qui se permet quelquefois de contrarier leurs entraînemens, qui n’est pas toujours de leur avis et qui a l’audace de le dire. Enfin ils ont la passion du changement, la fureur de faire et de défaire. En vain leur allègue-t-on qu’il est difficile aux institutions de prendre racine dans un pays quand on les remanie chaque matin, que l’instabilité perpétuelle de la loi n’est pas propre à développer dans un peuple le sentiment de la légalité, que la France a besoin de repos, qu’elle désire par-dessus tout qu’on la laisse tranquille. Ils répondent, comme M. Cardinal, que la France doit marcher toujours, qu’elle est trop inerte, qu’elle n’est pas assez remuée par la politique, qu’il faut la secouer, l’agiter, que la république d’à présent, ce n’est pas la vraie république, que la vraie république, c’est le mouvement, le tumulte, la fièvre. Enfin, tant que la constitution n’aura pas été révisée, ils seront rongés par l’inquiétude, dévorés par le chagrin ; il faut les en croire, car ils le disent et le répètent dans tous leurs manifestes, dans toutes les réunions privées ou publiques. Ayez pitié de leurs nerfs, c’est pour eux une question d’hygiène.

Robinson, lui aussi, avait ses nerfs. Il n’était pas absolument satisfait de la maison qu’il s’était construite à la sueur de son front, et qui, à vrai dire, n’était pas un modèle d’architecture. Il l’avait bâtie sur un rocher et entourée d’une palissade, d’un fossé et d’un mur ; on y entrait