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bêtise obscène ne parvint jamais à le rebuter. Bien souvent nous, ses vieux amis, nous, les témoins de sa jeunesse, les confidens de ses premières aspirations, nous avons été surpris de voir que nul progrès ne s’était accompli en lui, que ses facultés n’avaient point acquis l’ampleur qu’elles promettaient et qu’il tournait dans le même cercle, dans le cercle que nous connaissions, et dont si souvent nous avions fait le tour avec lui. Il semble avoir eu toutes ses conceptions vers la vingtième année et avoir employé sa vie entière à leur donner un corps. Dès 1843, il me parlait du désir qu’il éprouvait d’écrire l’histoire de deux expéditionnaires qui, héritant par hasard d’une petite fortune, se hâtent de quitter leur bureau, se retirent à la campagne, essaient de tout pour se distraire, meurent d’ennui, et finissent, pour occuper leur temps et vaincre le dégoût qui les noie, par se remettre à copier du matin au soir, comme ils faisaient à l’époque où, simples commis, ils maudissaient leur destinée. C’est ce roman-là qu’il achevait lorsque la mort l’a interrompu. Ma conviction est inébranlable : Gustave Flaubert a été un écrivain d’un talent exceptionnel ; sans le mal nerveux dont il fut saisi au début même de sa jeunesse, il eût été un homme de génie.

Vers la fin du mois d’avril 1844, je revins à Rouen pour dire adieu à Flaubert, car mes préparatifs de départ étaient faits, et je n’allais pas tarder à me mettre en route. Pendant le court séjour que je fis près de lui, nous allâmes visiter ensemble une propriété que son père désirait acheter ; c’était la maison de Croisset, où il a passé une partie de sa vie et où il est mort. Il était attristé de mon absence prochaine ; il allait rester seul ; Alfred Le Poitevin était à Paris ; Louis Bouilhet n’était pas encore entré dans son existence, où il devait occuper tant de place ; ses anciens camarades de collège demeurés à Rouen ne lui plaisaient guère, et il ne faisait rien pour les attirer. Un autre sentiment se mêlait à ses regrets, sentiment naturel et qu’il éprouva avec une extrême intensité : il jalousait mon indépendance et se désespérait de ne pas venir avec moi. Il me disait : « Es-tu heureux ! tu vas voir Sardes, Ephèse, Constantinople, Rome, et je vais rester ici à boire de la tisane, à entendre parler du droit de visite et à regarder pousser l’herbe du jardin ! Si j’osais, je volerais mon père, je partirais avec toi et nous irions aux Indes. Je mourrai sans avoir vu Bénarès, et c’est là une infortune que les bourgeois ne comprendront jamais. » Je n’essayais pas de le calmer, mais je lui disais : « Plus tard, je ferai d’autres voyages, et nous les ferons ensemble. » Je portais à cette époque une bague de la renaissance, qui était un camée représentant un satyre. Je la donnai à Gustave, qui me donna une chevalière avec mon chiffre et une devise. Nous échangions nos anneaux ; c’était en quelque sorte des