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pour faire de la Prusse l’empire germanique qui confinera de la France à la Russie en absorbant tous les états de l’Allemagne. »

La Prusse, en procédant ainsi, méconnaissait une neutralité strictement observée, qui lui avait permis de dégarnir le Rhin et de jeter deux cent mille hommes de plus en Bohème. Elle oubliait que nous lui avions concédé l’alliance italienne, qui, pour elle, était une force et une sécurité ; elle manquait à l’engagement qu’elle avait pris en toute circonstance de ne rien modifier à l’état territorial de l’Allemagne sans notre assentiment et sans nous assurer des compensations équivalentes. Mais elle pouvait à certains égards motiver son attitude. Le discours de M. Thiers et les manifestalions qu’il provoqua au corps législatif étaient trop récens pour lui permettre de se faire illusion sur la cordialité de nos sentimens, et les attaques de notre presse depuis la guerre lui prouvaient que la France ne se réconcilierait pas de sitôt avec ses victoires et ses agrandissemens. Elle savait que nous avions spéculé sur ses défaites et escompté par avance les victoires de l’Autriche et que notre diplomatie, après lui avoir laissé conclure une alliance avec le cabinet de Florence, s’était appliquée aussitôt à la lui enlever en demandant à la cour de Vienne de désintéresser l’Italie de la guerre par la cession spontanée de la Vénétie. Elle n’ignorait pas que si, le 5 juillet, elle avait échappé à une intervention armée, c’était moins par notre respect pour la neutralité que par suite de notre impuissance. Elle n’avait pas moins dû subir une médiation humiliante, s’arrêter devant les portes de Vienne, renoncer à la Saxe et accepter les préliminaires qui limitaient le bénéfice de ses victoires. Tout cela constituait, il faut bien le reconnaître, un ensemble de griefs qui expliquait, s’il ne les justifiait pas, les violences de la presse prussienne et les fins de non-recevoir que le cabinet de Berlin opposait aux revendications de l’empereur.

Notre politique ne faisait en somme que subir les conséquences de ses erreurs, car M. de Bismarck nous avait en vain priés et suppliés, avant de se jeter dans une lutte qui pouvait être fatale à son pays, de nous expliquer et de ne pas laisser aux hasards de la guerre le soin de régler les conditions de notre neutralité. Il nous arrivait ce qui déjà nous était arrivé en 1742. Louis XV avait dédaigné de sages avis ; il s’était refusé à écouter le maréchal de Noailles, qui lui écrivait : « Méfiez-vous de la Prusse, sa fortune n’est pas faite. » Il s’était, comme l’empereur, mépris sur la balance des forces de l’Europe, il s’était exagéré, trompé par les souvenirs du passé, la puissance de l’Autriche, il s’était laissé prendre comme lui « aux paroles veloutées » d’un politique réaliste et avait permis à la Prusse de s’emparer de la Silésie sans se prémunir contre son égoïsme. Aussi son ambassadeur, le marquis de Belle-Isle,