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un autre sens, ne suis-je pas encore pour le satisfaire ? » Puis elle remit à Cecil le soin d’en conférer avec le cardinal. Le 31 janvier suivant, La Mothe-Fénelon fut invité à un grand dîner et eut l’honneur d’accompagner Élisabeth. Il profita de cette bonne occasion pour reprendre l’entretien au point où il l’avait laissé. Élisabeth, de son côté, revint sur son thème ordinaire, disant que, pour complaire à ses sujets, elle était forcée de se marier, mais manifestant toujours la crainte de ne pas être assez aimée de celui qu’elle épouserait. La Mothe lui répondit qu’il en connaissait un par qui elle serait à la fois honorée et aimée, et qu’il espérait bien qu’au bout de neuf mois, elle serait mère d’un beau garçon. Le mot la fit sourire et elle continua à en parler très librement. La conversation ayant pris ce tour enjoué, La Mothe-Fénelon ne crut pas devoir ce jour-là s’engager plus avant.

Des propos de toute sorte continuaient à courir à la cour d’Angleterre et revenaient chaque jour aux oreilles de La Mothe-Fénelon : lady Clinton, la femme de l’amiral, consultée par Élisabeth sur son mariage avec le duc d’Anjou, passait pour le lui avoir conseillé, ce dont la reine s’était montrée très satisfaite. Tout au contraire, lady Cobham, également consultée, lui avait répondu que les meilleurs mariages étaient ceux où l’âge était assorti ; à quoi Élisabeth avait répliqué : « Qu’il n’y avait que dix ans entre elle et le duc, mais qu’elle espérait qu’il se contenterait des autres avantages. » Un des adversaires de l’alliance avec la France, pour exciter la jalousie d’Élisabeth, lui avait parlé en pleine cour d’un voyage récent qu’avait fait le duc d’Anjou à Rouen, à la poursuite d’une jeune Flamande très belle dont le père, craignant qu’elle ne suivit le duc, avait ordonné le départ précipité pour Dieppe, où elle n’attendait que le vent pour se réfugier en Angleterre. Une des dames d’honneur ayant répondu que « cela prouvoit que le duc n’étoit pas paresseux pour aller vers les dames et qu’il ne craindroit pas de passer la mer, » Élisabeth avait ajouté : « Ce ne seroit point à mon profit qu’il fut si diligent. »

Dans tous ces racontages habituels des cours il n’y avait rien qui pût sérieusement inquiéter notre ambassadeur. Ce qui était plus grave, c’est qu’on vint lui affirmer que Leicester était parvenu à se faire proposer de nouveau à la reine par les membres de son conseil, et que la pensée d’épouser son favori, de l’assentiment de ceux qui jusqu’ici l’en avaient dissuadée, avait beaucoup refroidi la reine à l’égard du duc d’Anjou : cela méritait un éclaircissement. Leicester vint de lui-même au-devant d’une explication, s’invita à dîner chez La Mothe en compagnie de Northampton, de Sussex et du comte d’Oxford, et, le premier, aborda ce sujet délicat.