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fut un rude jouteur contre les Moscovites, que Dieu maudisse ! » Je fus désolé de n’avoir pas su à qui je cédais ma carabine en échange d’un poignard que je garde comme un souvenir précieux et presque comme une relique.

Après avoir passé une semaine dans l’île de Chio, qui était une merveille, qui portait encore les blessures qu’elle avait reçues pendant la guerre d’indépendance et dont un tremblement de terre vient de faire une ruine, je débarquai à Venise dans les premiers jours de septembre. Les Autrichiens y étaient ; ils y sont restés trop longtemps. Il n’est prudent ni politique de détenir les peuples malgré eux ; tôt ou tard on est amené à s’en repentir, et l’on paie cher les glorioles de la conquête. L’Autriche s’en est aperçue à Sadowa. Sans être tracassière, la police était vigilante ; si elle a regardé de mon côté, je ne m’en suis guère aperçu pendant que je courais les musées, que je bayais aux palais, que je voguais sur le grand canal, que je visitais les églises et que, le soir, je prenais des granits au café Florian. Mes impressions étaient autres, mais non moins vives ; j’entrais déjà convenablement préparé dans ce domaine de l’art où les manifestations sont infinies comme les jouissances qu’elles procurent. Partout où je m’arrêtai sur ma route, à Padoue, à Bologne, à Florence, à Sienne, j’eus des émotions exquises et je me désespérais de ne pouvoir rester des semaines, des mois à admirer ce que je voyais. Il n’y avait pas de chemins de fer à cette époque en Italie, à peine y avait-il des diligences. Je voyageais en vetturino, à petites journées, montant les côtes à pied, flânant le long des chemins, exhibant mon passeport vingt fois par jour, avalant des macaronis poudreux, couchant dans les auberges au milieu des poules et des aubergistes, mais me prenant d’amour pour cette vieille terre italienne qui a été la nourrice même de l’humanité. J’avais hâte d’arriver à Rome, où l’on m’avait envoyé de quoi renouveler ma garde-robe ; à des vêtemens on avait joint Tacite, Tite-Live et Suétone. Ah ! la malencontreuse idée que j’avais eue là ! Les livres furent confisqués à la douane. J’eus beau les ouvrir, les feuilleter, montrer qu’ils traitaient de l’histoire romaine et qu’ils étaient incapables de contenir un blâme, moins que cela, une allusion contre le gouvernement de sa sainteté Grégoire XVI, on ne m’écouta pas ; les volumes, portés à la consulte, furent scrupuleusement examinés par la censure, qui consentit à me les rendre sur la réclamation de M. de La Rosière, chargé d’affaires de France, en l’absence de M. de Rayneval, notre ministre plénipotentiaire auprès du saint-siège. Rome était alors une ville morte pleine de chefs-d’œuvre et habitée par des artistes qui en étaient les maîtres. L’herbe croissait dans les rues, certains quartiers restaient déserts, les moines y promenaient leurs robes de