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d’une demi-douzaine de précurseurs pour préparer les voies aux Rougon-Macquart, si nous y mettons la douzaine et plus que la douzaine, que pourrait-on bien lui accorder, ou lui-même que pourrait-il souhaiter davantage? Heureusement que c’est assez d’une seule et bien simple distinction pour changer la face des choses.

En effet, si M. Zola le prenait comme on vient de le dire, ce serait comme si jadis Courbet se fût imaginé que c’était pour qu’il pût faire les Casseurs de pierre ou les Demoiselles de la Seine que les Van Eyck en leur temps avaient inventé la peinture à l’huile. Mieux encore, ce serait comme si M. Manet s’imaginait que ce fût pour lui que les Italiens du XIVe siècle eussent fixé les lois de la perspective. Pareillement, de tous ceux ou de presque tous ceux qui l’ont précédé, le roman naturaliste a hérité quelque chose, mais on oublie qu’il se pourrait bien qu’héritier négligent, maladroit, ou incapable, il eût omis de faire les actes conservatoires du meilleur de l’héritage. On ne voit point que, jusqu’ici, par exemple, et sauf l’unique Flaubert, personne dans l’école ait hérité de Balzac le grand art de la composition. Ce qui passe la permission, c’est que l’on s’en vante. Incapable de composer, M. Zola nie qu’il y ait un art de la composition. Nul n’aura le droit de mettre dans le roman de l’avenir un intérêt que l’auteur d’une Page d’amour se rend bien compte, que, pour sa part, il ne saurait y mettre. Tout ce qu’il peut faire, c’est de suspendre des tableaux comme dans une galerie : le grand art sera donc de suspendre des tableaux dans une galerie. S’ils n’ont pas hérité de Balzac l’art de la composition, ils n’ont pas hérité davantage du roman anglais, sauf le seul M. Alphonse Daudet, la science de la psychologie. Mais l’auteur du Ventre de Paris en sera quitte pour nier la psychologie. Faire de la psychologie, c’est faire, comme il le dit, « des expériences dans la tête de l’homme; » lui, fera des expériences « sur l’homme tout entier, » si ce n’est qu’il oubliera régulièrement, comme on oublie ce qu’on ignore, que l’homme a une tête et même qu’en certains cas, on a vu, prodige inouï ! cette tête qui gouvernait ce corps.

Je veux pourtant faire à M. Zola la partie plus belle encore, et non-seulement j’admets un instant qu’il soit l’héritier du meilleur de Balzac, mais je suppose que tout ce qu’il a rejeté de l’héritage de Balzac et des autres, ce soit à bon droit, pouvant aisément se l’approprier, s’il l’eût voulu, mais suspectant légitimement l’origine romantique d’une partie de cette fortune. Son erreur alors n’en est que plus extravagante. Il devient un simple Prudhomme qui, s’il fait un jour la traversée de Calais à Douvres, s’imagine complaisamment que c’est à lui, Prudhomme, que songeait Fulton en appliquant là-bas, sur l’Hudson, la vapeur à la navigation. Or, comme c’est là ce que tout le monde peut croire, également, c’est ce que personne, justement, ne doit croire.