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Nous étions toujours ensemble, et je pus remarquer alors combien les oscillations du pendule vital étaient excessives en lui. Il passait de l’exaltation à l’affaissement avec rapidité et sans cause apparente. A cette époque, l’état intermédiaire, c’est-à-dire l’état normal, lui était presque inconnu. Pendant qu’il courait si vite que nous avions peine à le suivre, ou qu’il dormait si fort que nous avions peine à le réveiller, sa sœur, saisie d’une fièvre puerpérale, s’en allait lentement vers une autre existence. Flaubert l’ignorait, et nous lui cachions avec soin l’état de plus en plus grave de la malade. Enfin l’heure vint où il n’était pas possible de lui dissimuler la vérité ; il partit en hâte ; j’entends encore sonner dans mon cœur le sanglot qu’il laissa éclater en m’embrassant avant de monter en wagon.

Deux jours après, un soir, vers onze heures, je vis entrer un vieil oncle de Gustave, M. Parrain, qui me remit une lettre de Mme Flaubert, par laquelle on me chargeait de faire partir immédiatement Raspail pour Rouen, parce que Caroline allait mourir et que lui seul, peut-être, saurait la sauver. Je n’en pouvais croire mes yeux : Raspail dans la maison du père Flaubert, dans le temple même de la médecine scientifique ; c’était mettre le diable dans un bénitier. Je n’avais pas à réfléchir, et je partis, en compagnie du père Parrain, à la recherche de Raspail, dont j’ignorais la demeure. J’interrogeai un pharmacien qui n’avait pas encore fermé boutique : — Rue des Francs-Bourgeois. Je sautai dans un fiacre, au cocher duquel je promis un bon pourboire ; rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, on me déclare que Raspail y est inconnu ; je me fais conduire rue des Francs-Bourgeois au Marais ; le portier m’apprend que Raspail ne possède dans la maison qu’un dispensaire où il donne des consultations et qu’il habite à Montrouge, mais qu’il n’ouvre jamais sa porte après huit heures du soir. Le père Parrain était consterné et se lamentait. La route nous parut longue jusqu’à Montrouge. Nous restions au milieu d’un grand chemin, toute porte close, toute lumière éteinte, pas un être vivant. J’avisai enfin, derrière une grille fermée, un boucher qui parait ses viandes pour la vente du matin. Il m’indiqua la demeure de Raspail, et le père Parrain, le fiacre et moi nous nous trouvâmes devant une maison de nourrisseur dont la porte charretière ne s’ouvrit pas facilement. J’y frappai pendant plus d’une demi-heure, et j’allais faire reculer la voiture en guise de bélier pour l’enfoncer, lorsqu’elle fut entre-bâillée par un portier effarouché qui n’osa répondre à mon interrogation : « M. Raspail ? » Je compris ce qui se passait dans la tête du pauvre homme, et je lui dis : « Je vous donne ma parole d’honneur que M. Raspail ne court aucun danger ; il s’agit d’une jeune femme qui est en péril de mort et pour laquelle je viens le chercher. » Le portier, un peu rassuré, m’expliqua que Raspail habitait, au fond de la cour, un pavillon