Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/493

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle perd la mémoire ; tout est confus dans sa tête ; elle ne savait pas si c’était moi ou Achille qui était parti pour Paris. Quelle grâce il y a dans les malades, et quels singuliers gestes ! Le petit enfant tette et crie. Achille ne dit rien et ne sait que dire. Quelle maison ! quel enfer ! Et moi ? j’ai des yeux secs comme du marbre. C’est étrange. Autant je me sens expansif, fluide, abondant et débordant dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon cœur, acres et dures ; elles s’y cristallisent à mesure qu’elles y viennent. Il semble que le malheur est sur nous et qu’il ne s’en ira qu’après s’être gorgé de nous. Encore une fois je vais revoir les draps noirs et j’entendrai l’ignoble bruit des souliers ferrés des croque-morts qui descendent les escaliers. J’aime mieux n’avoir pas d’espoir et entrer au contraire par la pensée dans le chagrin qui va venir. — Marjolin arrive ce soir ; que fera-t-il ? Adieu ! j’ai eu hier un pressentiment que, quand je te reverrai, je ne serais pas gai. »

Deuxième lettre. — « Je n’ai pas voulu que tu vinsses ici ; j’ai redouté ta tendresse. J’avais assez de la vue de H. sans la tienne. Peut-être eusses-tu été encore moins calme que nous. Dans quelques jours je t’appellerai, et je compte sur toi. C’est hier, à onze heures, que nous l’avons enterrée, la pauvre fille. On lui a mis sa robe de noce, avec des bouquets de roses, d’immortelles et de violettes. J’ai passé toute la nuit à la garder. Elle était droite, couchée sur son lit, dans cette chambre où tu l’as entendue faire de la musique. Elle paraissait bien plus grande et bien plus belle que vivante, avec ce long voile blanc qui lui descendait jusqu’aux pieds. Le matin, quand tout a été fait, je lui ai donné un dernier baiser dans son cercueil. Je me suis penché dessus, j’y ai entré la tête et j’ai senti le plomb me plier sous les mains. C’est moi qui l’ai fait mouler. J’ai vu les grosses pattes de ces rustres la manier et la recouvrir de plâtre. J’aurai sa main et sa face. Je prierai Pradier de me faire son buste, et je le mettrai dans ma chambre. — J’ai à moi son grand châle bariolé, une mèche de cheveux, la table et le pupitre sur lequel elle écrivait. — Voilà tout ; — voilà tout ce qui reste de ceux que l’on a aimés ! Il a voulu venir avec nous. Arrivés là-haut, dans ce cimetière, derrière les murs duquel j’allais en promenade avec le collège, H. sur les bords de la fosse s’est agenouillé et lui a envoyé des baisers en pleurant. La fosse était trop étroite, le cercueil n’a pas pu y entrer. On l’a secoué tiré, tourné de toutes les façons ; on a pris un louchet, des leviers, et enfin un fossoyeur a marché dessus, — c’était la place de la tête, — pour le faire entrer. J’étais debout, à côté, mon chapeau à la main ; je l’ai jeté en criant. Je te dirai le reste de vive voix, car j’écrirais trop mal tout cela. J’étais sec comme la pierre d’une tombe, mais horriblement irrité. J’ai voulu te raconter ce qui précède, pensant que ça te ferait plaisir.