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réservées à la causerie, et nous travaillions. Une belle émulation nous avait saisis, et nous nous étions remis au grec et au latin. Les dictionnaires aidant, nous avions traduit la Lysistrata d’Aristophane et le Rudens de Plaute. C’était une distraction, pour Flaubert du moins, car, à ce moment-là, il s’était adonné à une besogne dont je n’ai jamais compris l’utilité. Il étudiait, plume en main, le théâtre français du XVIIIe siècle, c’est-à-dire les tragédies de Voltaire et de Marmontel. Que cherchait-il dans ce fatras ? quel bénéfice intellectuel pouvait-il en tirer ? quelle souplesse de style pouvait-il y acquérir ? Il ne me l’a pas clairement expliqué et je ne l’ai pas deviné. Flaubert a toujours rêvé de faire du théâtre, pour lequel il n’avait aucune aptitude. A-t-il voulu prendre ses modèles dans cet art décadent, à l’aide duquel les philosophes du siècle dernier ont attaqué la prépotence religieuse ? je ne puis le croire, et dans ce travail, je vois plutôt une de ces fantaisies étranges dont son esprit n’était pas exempt. Le résultat de cette étude ne fut pas celui que nous avions imaginé. Dans les tragédies les plus sombres, Flaubert ne voyait que le burlesque ; la phraséologie prétentieuse et violente des Scythes ou de Denys le Tyran le mettait en joie ; il déclara, — il décréta, — que nous allions faire une tragédie selon les règles, avec les trois unités, et où les choses ne seraient jamais appelées par leur nom. L’épigraphe, empruntée à l’Art poétique de Boileau, était :

D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus hideux objet fait un objet aimable.


Ce fut Gustave qui trouva le sujet : Jenner, ou la Découverte de la vaccine. La scène se passe dans le palais de Gonnor, prince des Angles ; le théâtre représente un péristyle orné de la dépouille des Calédoniens vaincus. Un carabin, élève de Jenner et jaloux de son maître, est le personnage philosophique de la pièce. Matérialiste et athée, nourri des doctrines de d’Holbach, d’Helvétius et de Lamettrie, il prévoit la révolution française et prédit l’avènement de Louis-Philippe. Les autres héros, calqués sur ceux des tragédies de Marmontel, étaient d’une divertissante bouffonnerie. La petite vérole, personnifiée dans un monstre, apparaît en songe à la jeune princesse, fille du vertueux Gonnor. Nous nous étions engoués de cette drôlerie. Bouilhet venait tous les soirs, et souvent nous passions la nuit au travail. Flaubert tenait la plume et écrivait. Il a cru de bonne foi qu’il avait fait une partie des vers dont se compose le premier acte, qui seul a été mené à bonne fin ; il s’est trompé. Il n’a jamais su ni pu faire un vers ; la métrique lui échappait, et la rime lui était inconnue. Lorsqu’il récitait des vers Alexandrins, il