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côté extérieur de l’art; la partie interne qui en constitue la véritable grandeur lui échappa. Comme les hommes, les statues ont une âme; il l’ignora toujours. Psyché ne le visita pas, et il ne s’en inquiétait guère. Je fus très frappé de cela un jour que, dans son atelier, on causait d’une statue de Marceau, que Préault venait de terminer, qui était exposée devant le Louvre, au bout du pont des Arts, et dont on discutait la valeur. Pradier dit : « Préault n’y entend rien ; il ne sait pas ce que c’était que Marceau. Marceau était un hussard; un hussard, c’est une veste ajustée et une culotte à soutaches qui accuse les formes. » Je me récriai et je parlai d’un Marceau symbolisant la jeune république, représentant la France altière, ivre d’espoir et faisant face à l’Europe. Pradier leva les épaules et reprit : « Tout ça, c’est des bêtises, comme disent les modèles ; des bottes à la Souwarow dégageant le mollet, un genou bien dessiné, des hanches modelées, le cou nu, la lèvre épaisse et l’œil en coulisse, voilà Marceau. Toutes les femmes s’arrêteront à le regarder ; ça leur donnera des idées « farces » et vous aurez un succès. » Ce fut là le tort de Pradier ; il confondit trop l’artisan et l’artiste. Son originalité reste contestable parce qu’il demanda exclusivement à la main un travail auquel le cerveau aurait dû participer. Je ne me souviens pas de l’avoir vu lire. Du reste, il travaillait sans cesse; à quelque heure que je l’aie surpris, jamais je ne l’ai trouvé inoccupé.

il avait de lui une haute opinion, et rien n’est plus naturel, car cette opinion était justifiée par son talent et par sa réputation; mais je ne serais pas surpris qu’il eût cru à son génie universel et que, mentalement, il se fût comparé à Léonard de Vinci et à Michel-Ange. A cet égard, il ne faisait pas de confidences, mais l’aspect même de son atelier dévoilait sa pensée. Un orgue, un piano, une guitare, voire même une lyre construite d’après ses dessins, prouvaient que la musique ne lui était pas inconnue, et j’affirmerais qu’il avait essayé de composer des romances, une symphonie et une sorte de marche funèbre qu’il appelait Orphée'au tombeau d’Eurydice. Aux murailles, à côté des couronnes obtenues par ses élèves, étaient accrochées quelques peintures peu modelées, rappelant de loin la facture de Carlo Maratta, et entre autres une Sainte Famille, qu’il avait faite, disait-il, eu ses momens perdus. Les albums qui traînaient sur les tables ne contenaient pas que des croquis; on y lisait des vers dont les rimes boiteuses, les hiatus, les césures déplacées indiquaient plus de bon vouloir que de science. Je me souviens d’une de ces pièces de vers, dédiée à la reine Marie-Amélie, et qui ne rappelait en rien les sonnets que Michel-Ange adressait à la Colonna. C’étaient là pour Pradier des passe-temps et aussi des déceptions. Il sentait qu’il était inférieur dans ces arts latéraux, où il n’aurait pas dû s’égarer, et il revenait à la statuaire, à l’art