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semblait ne pouvoir se tromper. Il travaillait seul, nul élève ne l’aidait ; les figures sortaient de terre comme par enchantement pendant qu’il causait, que l’on faisait du bruit autour de lui, que les modèles se disputaient, que les praticiens frappaient le marbre, que les visiteurs entraient et sortaient et qu’il paraissait s’occuper de tout, excepté de son œuvre. La blouse blanche au dos, le bonnet de papier sur la tête, il se plaisait à ce vacarme, comme s’il y eût puisé une activité plus forte. Il me dit une fois : « Quand je suis seul, je ne puis rien faire. » En cela, il ressemblait à Horace Vernet, qui, pour travailler, avait besoin d’être entouré d’agitation. Pradier devait mourir relativement jeune. Mûri par l’expérience, sentant que la réflexion avait grandi son talent, s’irritant de toujours s’entendre appeler le sculpteur des femmes, il allait essayer de modifier sa manière et rêvait de composer un groupe de héros, lorsque la mort le saisit à l’improviste. Le 4 juin 1852, alors qu’il venait de dépasser soixante ans, il avait été déjeuner à Bougival chez Eugène Forcade. Après le repas, il sortit ; la journée était belle, le soleil donnait une fête de lumière à la nature. Pradier, en compagnie d’une jeune femme, alla chercher l’ombre des grands arbres. Presque aussitôt, la jeune femme accourut en poussant des cris de terreur ; on s’élança vers elle, on la suivit. Pradier, étendu sur l’herbe, avait perdu connaissance. Quelques minutes après, il était mort ; une congestion cérébrale l’avait foudroyé. Lorsque deux jours plus tard, à la porte du Père-Lachaise, on descendit son cercueil, ses élèves le prirent sur leurs épaules et le portèrent jusqu’à sa demeure suprême. Nous étions nombreux, et tous nous étions attristés, car chacun sentait que la France venait de perdre un des artistes qui l’ont le mieux honorée. L’œuvre que cet infatigable travailleur a laissée est énorme ; il a sculpté le poème delà femme ; il n’a aimé que la beauté, et s’il ne l’a pas toujours rendue avec l’ampleur que lui ont donnée les Grecs du bon temps, on peut du moins affirmer qu’il en a fixé le charme et cristallisé la grâce.

Son activité et sa puissance de travail étaient telles qu’il lui fallait trois ateliers pour contenir ses œuvres ; il mettait la main à tout en même temps ; aux Victoires qui décorent les pendentifs de l’Arc de triomphe ; aux cariatides qui sont au tombeau de Napoléon Ier ; aux statues du duc de Penthièvre et de Mlle de Montpensier, destinées à la chapelle de Dreux ; aux quatre statues qui ornent la fontaine monumentale de Nîmes ; à une Pietà, en vilain marbre grisâtre des Pyrénées et dont la composition était défectueuse, car il avait l’âme trop païenne pour comprendre l’art chrétien. À la même heure, il faisait le buste d’Auber, un chef-d’œuvre, celui de Salvandy, celui de Leverrier et celui de la sœur de Flaubert, qui est sans contredit une de ses œuvres les plus délicates. C’est à l’abbatiale qu’il avait