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établi son quartier-général, au rez-de-chaussée, dans deux ateliers contigus, où j’ai passé bien des heures et où j’ai vu défiler les plus beaux modèles que Paris possédait alors. Le babil et le laisser-aller, pour ne pas dire plus, de ces fillettes n’étaient point du goût d’un important personnage qui s’asseyait gravement, ne bougeait non plus qu’un terme, semblait s’efforcer de rendre plus maussade encore l’expression de son visage et qui posait pour son buste. C’était Leverrier, « l’homme à la planète, » comme on l’appelait familièrement, qui apportait dans cet atelier plein de bruit et d’imprévu une morgue dont on se moquait un peu. Pradier n’avait pas toujours la plaisanterie légère; une planète de plus ou de moins ne lui semblait pas un fait bien intéressant, et il prenait un air bonhomme, dont nul n’était dupe, pour dire à Leverrier : « Votre planète, à quoi ça peut-il servir? Est-ce vrai que ça empêchera les pommes de terre d’être malades? » Leverrier bondissait, et Pradier reprenait : « Ne remuez donc pas, vous changez la pose. » Leverrier rentrait dans son immobilité et se contenait avec peine, car il avait un orgueil sans pareil.

L’animation ordinaire de l’atelier devenait de la fièvre lorsque le moment de l’exposition approchait, et qu’il fallait se hâter d’envoyer les œuvres d’art au Louvre. Pradier gourmandait ses praticiens qui ne se hâtaient pas assez, et parfois se mettait lui-même à la besogne. C’était admirable à voir. Les yeux abrités derrière d’énormes lunettes à verres simples, destinées à le garantir des éclats jaillissans du marbre, il maniait la masse, le ciseau, la râpe avec une dextérité et une rapidité inconcevables. Bourdon, un de ses praticiens, disait : «Il enlève le marbre par copeaux! « Cela semblait vrai, tant sous cette main expérimentée le marbre prenait presque instantanément un autre aspect. Souvent, je l’ai vu, les chariots étant déjà à la porte, modifier un pli de draperies, un mouvement de cheveux en deux coups de masse si fortement appliqués que l’on eût pu croire que la statue allait en être brisée. Comme Puget, il pouvait dire : « Le marbre tremble devant moi ! » Cet homme si sûr de lui, aimé de tous, car il avait une extrême mansuétude, célèbre, et le premier en son art, redoutait les expositions et avait peur de la critique. Il tournait autour de ses statues et recueillait ce qu’en disait la foule. Cette année-là, 1847, il fut mécontent, malgré les applaudissemens que lui valut le buste d’Auber, car le public se porta de préférence vers une statue qu’il n’avait pas faite : c’était la Femme piquée par un serpent de Clésinger. Pradier maugréait, critiquait la statue et ne s’apercevait guère qu’il eût pu s’appliquer les reproches qu’il adressait à son jeune rival, lorsqu’il disait : « Ce n’est pas difficile de produire de l’effet en montrant tout ce que l’on devrait cacher. »