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vente publique; c’est le triple de ce qu’il a gagné pendant son existence[1].

Ce fut aussi au Salon de 1847 que, pour la première fois, je remarquai des tableaux d’Eugène Fromentin : une Mosquée arabe ; une Vue de la Chiffah; une Vue près de La Rochelle. Je n’y devinai point le futur maître des élégances orientales. La touche était sans transparence et pleine de timidité. Néanmoins, çà et là une finesse précieuse et une sincérité d’aspect qui me rappela les paysages que j’avais parcourus. Lentement, l’artiste qui a peint ces petits tableaux s’est fait lui-même, menant de front son développement intellectuel et son développement artiste, nerveux, mécontent de son œuvre, la recommençant, l’améliorant, visant très haut et entrant enfin, après bien des labeurs, dans la possession de ce talent où l’on retrouve le peintre et l’écrivain de race. Je l’ai connu, je l’ai apprécié, j’aurai à en parler plus tard ; aujourd’hui, je note simplement l’heure de son début, qui, je crois, date de 1847. — Pour quelques noms qui vibrent encore dans la mémoire des hommes, que de noms nous frappaient alors qui sont restés inconnus et ne sortiront jamais de l’ombre où ils sont ensevelis. Ces noms, il est inutile, il serait cruel de les prononcer, car ils n’éveillent plus aucun écho et les œuvres qu’ils ont signées ont été grossir l’amoncellement des inutilités où l’art n’a rien à apprendre, l’histoire rien à retenir, la postérité rien à regarder.

Tout en parcourant le salon, en me délectant aux œuvres où je trouvais trace de maîtrise, je recherchais les tableaux qui représentaient des points de vue pris en Bretagne, car le projet que Flaubert et moi nous avions formé allait recevoir son exécution. Nous n’attendions plus que la fin du mois d’avril. Le costume léger, la forte chaussure, les chapeaux blancs envoyés d’Avignon, les bâtons de maquignon expédiés de Caen, le sac en veau maria à bretelles rembourrées, les bourses à tabac venues de Hongrie, les pipes tyroliennes en bois sculpté, tout était prêt : nos notes étaient réunies, l’itinéraire était tracé sur les cartes départementales. Le cœur nous battait, et nous comptions les jours. Il ne s’agissait point de monter en wagon, de grimper dans des diligences et de traverser la Bretagne au pas de course, — non pas; nous devions voyager à pied, le sac au dos, le pantalon dans la guêtre et le bâton à la main : compagnons du tour de Bretagne, histoire et paysage. A Paris, nous prenions le chemin de fer qui nous déposait à Blois ; à Honfleur, nous nous embarquions à bord d’un bateau à vapeur, qui nous ramenait à Rouen ; entre ces deux étapes, quatre mois de marche; nous entrions en

  1. A la vente Frédéric Hartmann, le 7 mai 1881, huit tableaux de Millet ont été payés 423,700 francs.