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cria : « Beaumanoir, bois ton sang ! » et me donna un coup de bâton dont j’eus le bras engourdi. Je l’engageai à frapper moins fort, et il me répondit : « Tu n’es qu’un bourgeois! tu ne comprends pas la grandeur du combat des trente; moi, je trouve ça énorme! » Près du Mont Saint-Michel, sur l’îlot de Tombelaine, où s’était fortifié Montgomery poursuivi par Catherine de Médicis, il voulut représenter le tournoi dans lequel Henri II perdit la vie; comme le rôle du roi m’eût été réservé, je refusai avec obstination. Flaubert me dit : « Ah! comme l’on voit que tu n’aimes pas l’histoire! » Étions-nous fous? Il se peut bien.

Tout en cheminant, Flaubert faisait des connaissances, et il en était si heureux que je n’avais pas la force de me fâcher. A Guérande, où nous étions pendant la foire, nous entrâmes dans une baraque pour y voir un « jeune phénomène » que l’on annonçait à grands renforts de grosse caisse. Le <.<. jeune phénomène » était un malheureux mouton qui avait cinq pattes et la queue en trompette. L’homme qui l’exploitait, paysan renaré, vêtu d’une blouse bleue, parlait avec un fort accent picard. Flaubert feignit d’admirer le jeune phénomène, se le fit expliquer, s’extasia sur a les jeux incompréhensibles de la nature, » déclara qu’il n’avait jamais rien vu de plus curieux, promit au cornac de la bestiole qu’il ferait une grande fortune, l’engagea à écrire au roi Louis-Philippe et enfin le pria à dîner avec nous pour le faire causer. L’homme ne se le fit pas répéter, vint dîner, causa fort peu, but beaucoup et se grisa abominablement. Au dessert, Flaubert et lui se tutoyaient. Flaubert s’était engoué de ce mouton ; au long des routes, il me disait : « Penses-tu au jeune phénomène ? » Il ne m’appelait plus que le jeune phénomène, s’arrêtait en chemin, grimpait sur un talus et me démontrait aux arbres, aux buissons, car les curieux sont rares entre Piriac et Mesquer. k Brest, il retrouva le jeune phénomène, dont le propriétaire vint encore se griser à notre table ; hélas ! il devait le rencontrer une dernière fois à Paris au mois de juillet 1848 et en abuser contre moi par une plaisanterie que je raconterai.

Il n’était pas toujours ainsi, jouant les Tinteniac et s’éprenant de brebis à cinq pattes ; mais lorsque ces folies le saisissaient, il était terrible, j’ose dire insupportable, car rien ne pouvait le calmer; il fallait que sa manie du moment s’usât d’elle-même, et parfois elle y mettait plus de temps que je n’aurais voulu. Cela, du reste, ne touchait en rien à notre bonne humeur, qui traversa notre voyage sans être ralentie. En revanche, nous eûmes des jouissances littéraires qui nous remuèrent le cœur. Je ne puis sans émotion me rappeler notre visite au château de Combourg et notre trouble lorsque nous posâmes le pied sur le perron qui mène à la vieille demeure de Chateaubriand. Instinctivement nous avions mis le chapeau à la