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Nous avons toujours reculé devant la nécessité des remaniemens. Sous prétexte d’avoir de l’humour et qu’il ne faut rien ménager, nous avions ménagé si peu de choses que nous en étions arrivés à ne rien ménager du tout. Nous avons vidé là notre sac à sornettes qui était amplement garni. Le livre est agressif, touche à tout, procède par digressions, parle du droit de visite à propos de Notre-Dame d’Auray, de la chambre des pairs à propos du combat des Trente, s’attaque aux hommes et aux œuvres, réduit l’idéal humain à un idéal littéraire, mêle le lyrisme à la satire, sinon à l’invective et est fait pour rester ce qu’il est : un manuscrit à deux exemplaires. Je dirai cependant qu’il y a dans ce fatras juvénile des pages de Flaubert qui sont excellentes et de sa meilleure main; que cela seul mérite que ce volume soit sauvegardé et que toute précaution devrait être prise à cet égard. Il serait bon, je crois, que l’exemplaire de Flaubert fût remis à une bibliothèque publique, à la bibliothèque de Rouen, par exemple; comme mon exemplaire sera déposé, lorsque mon temps sera accompli, au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale.

Au début de notre voyage, nous nous arrêtions dans quelque ville munie d’une bonne auberge ; nous prenions une semaine de repos pendant laquelle nous écrivions chacun le chapitre que nous nous étions réservé ; puis il nous sembla que nous perdions notre temps dès que nous n’étions plus en route, et il fut décidé que nous terminerions notre travail, au logis, après le retour. J’ai retrouvé une lettre de Gustave, — fin mai 1848, — par laquelle il m’accuse réception du dernier chapitre que je venais de lui expédier à Croisset. Un passage indique l’impression que nous avons gardée de cette tournée faite sur les landes de Bretagne et sur les côtes de l’Océan : « J’ai reçu ton chapitre, il est meilleur que le précédent; il faudrait peu de chose pour le rendre bon; ce serait quelques ciels à retrancher; il y a trop de couleurs semblables, trop de petits détails, voilà tout. Ah! cher Max, j’ai été bien attendri, va, en lisant une certaine page de regrets, et en y resongeant à ce pauvre bon petit voyage de Bretagne. Oui, il est peu probable que nous en refassions un pareil ; ça ne se renouvelle pas une seconde fois. Il y aurait même peut-être de la bêtise à l’essayer. Ah! comme il m’en est venu tantôt une volée de souvenirs dans la tête ! de la poussière, des tournans de route, des montées de côtes au soleil et encore, comme il y a un an, des songeries à deux au bord des fossés! Et dire que lorsque tu iras boire l’eau du Nil, je ne serai pas avec toi! » Flaubert avait raison ; jamais, dans notre vie commune, nous n’avons eu rien de pareil à ce voyage en Bretagne si bien préparé, si lestement accompli ; jamais nous n’avons été dans une communion plus parfaite; jamais nous n’avons été l’un pour l’autre un écho