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renier les engagemens de son ministre ; le second, au contraire, était directement compromis dans le débat sans pouvoir désavouer le langage que l’ambassadeur tenait en son nom et encore moins revenir sur les paroles qu’il avait échangées avec M. de Goltz. La stratégie de M. de Bismarck n’était autre que celle de Richelieu et de tous les grands hommes d’état qui ont laissé leur empreinte dans l’histoire. Tout puissant qu’il fût, le cardinal ne manquait jamais de se retrancher derrière la volonté de son roi, soit pour avancer, soit pour reculer, suivant les convenances de sa politique.

M. de Bismarck, depuis l’entretien du 3 décembre, avait eu tout un mois pour préparer le roi et le convertir à nos vues. Il disait l’avoir tenté maintes fois sans réussir. Il était parvenu cependant à s’assurer d’utiles auxiliaires. Le ministre de la guerre et le chef d’état-major général avaient fini par reconnaître que la position militaire qu’il s’agissait de nous livrer ne présentait pas l’importance qu’ils y avaient attachée d’abord et qu’on pouvait y renoncer à la rigueur, si par ce sacrifice on devait assurer à la Prusse l’avantage politique qu’elle en attendait. Malheureusement les argumens du général de Roon et du général de Moltke étaient restés impuissans devant les scrupules de sa majesté. « Le roi, disait M. de Bismarck, est esclave du devoir, et il s’imagine que son devoir lui commande de ne pas retirer ses troupes d’une place dont la garde lui a été confiée par l’Europe. » Le ministre ne voyait qu’un seul moyen de vaincre une résistance aussi opiniâtre, c’était de provoquer dans le Luxembourg une manifestation populaire assez caractérisée pour convaincre sa majesté que la retraite de son armée était ardemment désirée. Le ministre en revenait au conseil qu’il nous avait donné dès l’origine. « Compromettez-vous, nous avait-il dit, et nous vous défendrons en nous compromettant à notre tour. » Mais l’ambassadeur trouvait que c’était beaucoup demander aux gens que de les engager « à se compromettre » sans les prémunir contre les accidens par de solides garanties. Comment d’ailleurs provoquer des manifestations d’une efficacité incertaine sans se découvrir et sans porter atteinte à l’amour-propre si chatouilleux de l’armée prussienne ?

Mais M. de Bismarck estimait qu’avec un peu de savoir-faire, il serait aisé de parer à ces inconvéniens. « Vous avez de gros banquiers luxembourgeois à Paris, disait-il, qui sont tout-puissans dans leur pays, et ils ne demanderont pas mieux que de vous rendre service. Une démonstration poursuivie avec modération et sans bruit n’agiterait personne et suffirait pour faciliter au roi ses résolutions. » Il insinuait un autre moyen qui, disait-il, serait infaillible ; ce serait de faire réclamer par les notables ou par la chambre de commerce le démantèlement de la place comme une conséquence de la situation