Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/731

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prudence ordinaire devaient le détourner, au contraire, de se mêler d’une querelle où il n’y avait pour lui que des échecs à subir. En supposant même qu’il fût parvenu à faire reconnaître son droit d’intervention en Tunisie, quel profit aurait-il retiré de ce droit ? Dans l’état actuel de la Turquie, tout ce qui l’expose à entrer en conflit avec l’une quelconque des grandes puissances européennes est un danger pour son avenir. On comprend cependant qu’elle brave ce danger quand il s’agit du sort d’une de ses provinces, ou même d’une des provinces sur lesquelles elle exerce soit une suzeraineté effective, soit ce qu’on me permettra d’appeler une suzeraineté lucrative. Mais, alors même que sa suzeraineté sur la Tunisie serait théoriquement aussi légitime qu’elle l’est peu, en retirerait-elle le moindre avantage matériel ? À coup sûr, Chypre ne lui appartient plus que d’une manière absolument fictive, néanmoins Chypre lui rapporte un tribut. Il en est de même de la Roumélie orientale, de la Bulgarie, de l’Egypte. Mais la Tunisie ? La Tunisie, en cas de pénurie, ne fournit pas une piastre au trésor ottoman ; en cas de guerre, elle n’ajoute pas un soldat à l’armée du sultan. À quoi bon dès lors, pour y maintenir une ombre d’autorité, s’exposer à se brouiller avec le seul allié désintéressé que la Turquie eût jusqu’ici en Europe ; le seul allié dont l’amitié fût parfaitement sincère parce que, ne touchant en aucun point à l’empire ottoman, n’ayant nulle part d’intérêts en conflit avec les siens, il n’avait rien à craindre de son existence, rien à espérer de sa mort ? À quoi bon, lorsqu’on a sur ses frontières réelles des voisins aussi dangereux que l’Autriche, la Russie et l’Angleterre, se créer des frontières artificielles uniquement pour braver en outre le péril du voisinage de la France] ? Des raisons pareilles auraient certainement détruit dans l’esprit d’Abdul-Hamid toute pensée d’action en Tunisie, si cette action ne lui avait pas été impérieusement commandée par le devoir religieux, ou plutôt par l’intérêt d’ambition personnelle qui se déguise à ses yeux sous la forme d’un devoir religieux. Comme sultan, tout l’engageait à laisser les politiques du Bardo recueillir seuls les fruits de leurs fautes ; comme calife, il a cru devoir s’associer autant que possible à leur défaite.

Si la Tunisie n’est point une terre ottomane, elle est, en effet, une terre islamique ; elle appartient à l’islam à bien plus juste titre que les contrées de son empire qu’Abdul-Hamid a dû livrer tour à tour à la Russie, à l’Autriche, au Montenegro, à la Grèce, car celles-ci sont souillées par de nombreuses populations chrétiennes, tandis que la Tunisie est presque tout entière musulmane. C’est pourquoi Abdul-Hamid n’a pas hésité à sacrifier la plus riche province de ses possessions européennes, adonner sans coup férir la Thessalie à la Grèce, afin d’avoir les mains libres pour essayer de défendre