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ce qu’on eût rendu quelque solidité à la puissance turque, telle aurait dû être l’unique pensée d’Abdul-Hamid. Enfermé dans ses frontières réduites, acceptant sans arrière-pensée les résultats de la guerre, s’efforçant surtout de ne donner aucun prétexte à ses adversaires anciens ou nouveaux pour rallumer la crise dont il venait de sortir si profondément blessé, il serait peut-être parvenu à se relever assez vite du coup terrible dont il avait été frappé. Sans doute il fallait d’abord se soumettre franchement, pleinement, et surtout rapidement, au traité de Berlin. Lorsqu’Abdul-Hamid se plaint d’avoir payé ce traité trop cher et d’avoir perdu trois années qui auraient pu être employées à réorganiser l’empire, à ergoter avec l’Europe sur les concessions qu’on l’obligeait de faire au Monténégro et à la Grèce, c’est sa propre condamnation, ou plutôt la condamnation de ce qu’on appelle si improprement l’habileté turque, qu’il prononce sans en avoir conscience. Assurément si, le lendemain du congrès de Berlin, la Turquie avait cédé à l’amiable quelques territoires au Monténégro et à la Grèce, on se serait montré beaucoup moins exigeant pour elle qu’on ne l’a été depuis. Elle s’est débattue trois ans, et au bout de trois ans, après une dépense d’efforts et d’argent qui l’a épuisée, il a fallu qu’elle consentit à des concessions plus larges que celles qu’on lui aurait demandées tout d’abord. Elle a mécontenté l’Europe, désespéré ses amis, risqué vingt fois de rallumer la guerre, ajourné indéfiniment toute réforme intérieure, et pourquoi ? Pour arriver à faire des sacrifices qui dépassent tous ceux qu’on aurait réclamés d’elle si elle se fût décidée à les faire en quelques mois. Triste résultat d’une politique qui peut être adroite dans les détails, mais dont les conséquences dernières sont toujours des désastres !

Malheureusement Abdul-Hamid se serait cru compromis aux yeux non-seulement de ses sujets, mais de tous les musulmans, s’il n’avait pas essayé de défendre pied à pied, morceau par morceau, des territoires qui appartiennent à l’islam et qui ne peuvent revenir à la chrétienté sans une sorte de profanation. C’est encore cette considération qui le détourne de la seule politique d’où l’empire ottoman pourrait tirer son salut. Sans renoncer au titre de calife et à l’autorité morale qu’il en retire, la plus simple prévoyance conseillait à Abdul-Hamid de repousser de toutes ses forces l’idée d’une politique islamique universelle pour adopter une politique purement turque. La politique islamique universelle l’oblige, en effet, à se mêler des affaires des musulmans du monde entier et, par conséquent, à braver l’Angleterre dans l’Inde, la Russie dans le centre de l’Asie, la France en Afrique, l’Autriche en Bosnie et en Herzégovine. De là la nécessité de consacrer tout ce que l’empire ottoman conserve encore de ressources à l’entretien d’une armée