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le Bosphore, le monde arabe tout entier se soulèverait contre lui ; l’Arménie lui échapperait ; l’Anatolie elle-même, fatiguée d’avoir trop longtemps supporté seule le poids de l’islamisme, dépeuplée d’ailleurs par des siècles de guerre, habitée désormais presque uniquement par des chrétiens, n’ayant plus la force de se défendre contre les convoitises européennes, tomberait entre les mains d’une grande puissance.

Pour conjurer des périls aussi pressans, il faudrait que la Turquie se résignât à suivre une conduite modérée, prudente, terre à terre. Que le sultan soit calife ou non, peu importe ! S’il est calife, il n’a sur les peuples musulmans qu’une autorité religieuse, spirituelle, doctrinale ; il n’est pas tenu de défendre leurs intérêts politiques, de réparer les fautes qu’ils commettent, de se battre, ou plutôt de se faire battre pour eux. Il est vrai que c’est ce que les musulmans ont le plus de peine à comprendre. À leurs yeux, une puissance religieuse qui n’est pas en même temps une puissance militaire n’existe pas. Leurs papes ont toujours été des généraux, leurs missionnaires des soldats. Il leur est impossible de concevoir la foi sans une force qui l’impose et qui la soutienne. J’ai dit en commençant que quelques-uns d’entre eux y étaient arrivés dans ces dernières années et que c’était le plus grand effort intellectuel que le monde musulman eût accompli ; mais cette petite élite, cruellement frappée par les événemens, a été trop malheureuse pour que son exemple ait trouvé beaucoup d’imitateurs. Croire que le mouvement arabe s’inspire des mêmes principes et tient aux mêmes causes que celui de la Jeune Turquie, serait se tromper étrangement. La parti de la Jeune Turquie voulait séparer le pouvoir religieux du pouvoir politique, parce qu’il s’était enfin aperçu que la confusion des deux pouvoirs était un danger pour l’empire ottoman ; mais ce n’était pas le califat qu’il prétendait enlever au sultan, c’était le gouvernement. Les Arabes, au contraire, prétendent lui enlever le califat, et leur seul motif c’est qu’ils ne le jugent plus assez fort pour l’exercer. Tous les peuples qui ont adopté l’islam ont été des confréries belliqueuses, non des corps politiques. La Turquie plus qu’une autre a subi cette loi. Ç’a été sa grandeur dans le passé, ce sera sa ruine dans l’avenir. Si elle était une nation ordinaire, elle pourrait se relever de ses désastres ; elle ne le peut pas du moment qu’elle est l’armée de l’islam. Après la guerre turco-russe, les Arabes ont reconnu que cette armée n’était plus assez puissante pour lutter contre la chrétienté. Ils ont songé alors à lui substituer une ligue de tous les peuples musulmans, rendus à l’indépendance politique, mais unis entre eux pour défendre la foi commune, espérant que cette ligue aurait l’énergie que la Turquie n’avait plus. Il est clair qu’Abdul-Hamid ne pouvait les laisser faire sans courir le risque d’une terrible