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tout en regrettant qu’il se fût autant avancé avec nous, n’avait pas exigé qu’il revînt sur aucune de ses confidences. Il nous était donc permis de conclure de l’approbation que le roi Guillaume donnait à son ministre que le roi des Pays-Bas pouvait nous céder ses droits sur le Luxembourg, que nous étions autorisés à ouvrir des négociations et que, dans le cas où la cession du grand-duché nous serait faite, la Prusse rappellerait sa garnison. Au moment de rompre cet entretien de grande et fatale conséquence, car il devait être déterminant pour les résolutions du gouvernement impérial, M. Benedetti tendit la main au président du conseil et lui dit, en fixant sur lui son regard le plus pénétrant et comme s’il s’agissait d’un pacte solennel : a Je pars ce soir pour Paris ; puis-je répéter à l’empereur tout ce que vous venez de médire ? — Je vous y autorise, lui répondit le ministre sans sourciller, d’une voix convaincue. Les dispositions du roi sont si bonnes qu’il me disait hier encore : « Si le Luxembourg est cédé à la France, je n’aurai rien à me reprocher vis-à-vis du peuple allemand ; il ne pourra s’en prendre qu’au roi des Pays-Bas. »

En compulsant à treize années de distance les procès-verbaux de ces négociations si laborieuses, si délicates et si dramatiques dans leurs suites, on se sent profondément contristé. On se demande si, dans cette lutte diplomatique, engagée à seule fin de réconcilier deux grands pays au prix de concessions réciproques, l’extrême habileté ne l’a pas emporté sur l’extrême confiance, ou bien si ces tentatives de rapprochement dont le succès eût vraisemblablement conjuré la catastrophe de 1870 n’ont pas été traversées par les lois implacables de l’histoire, plus fortes que la volonté des gouvernemens. M. de Bismarck, qui n’a jamais reculé devant l’aveu d’une habileté, a toujours protesté et proteste encore de sa sincérité en 1867[1].

M. Benedetti était à peine rentré à Berlin que je partais pour Paris. Je quittais mon poste sans congé, je m’y croyais suffisamment autorisé par la gravité des circonstances. Francfort n’était plus le siège de la diète, mais il était encore le centre de l’Allemagne, où venaient se répercuter les échos politiques du Nord et du Midi. Tout ce que je voyais et tout ce qui me revenait était fort inquiétant. Les

  1. Dans un entretien que M. de Bismarck eut au mois de mars 1868 avec le prince Napoléon, qui était allé à Berlin pour s’assurer des dispositions de la cour de Prusse, il s’appliqua à lui démontrer que sa politique n’avait jamais été hostile à la France. Il lui fit, à grands traits et sans trop l’altérer, l’histoire de l’affaire du Luxembourg, pour établir qu’il était sincèrement résolu à nous laisser acquérir le grand-duché, si, comme il nous l’avait demandé, nous l’avions mis en face du fait accompli. « Le Luxembourg ne vous eût pas échappé, disait-il, si à La Haye on avait su brusquer le dénoûment. »