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retrouvait M. de Bismarck froid et mesuré, enclin, comme il se plaisait à le dire, à « un certain sentiment de tristesse. » Le ministre prussien avait disparu dans l’intervalle pour faire place au chancelier de la Confédération du Nord, soucieux du parlement, de l’opinion publique allemande, voulant laisser derrière lui toutes les portes ouvertes et se réservant la liberté de régler son langage devant le Reichstag suivant les circonstances.

Il était bien tard pour revenir sur ses pas et pour renoncer à une conquête que déjà l’on avait escomptée ; la politique n’a pas de ces résignations. Reculer, c’était se donner en spectacle à l’Europe, avouer sa déchéance et fournir à l’opposition, qui s’était manifestée si violente au corps législatif, matière à de nouvelles attaques. Personne du reste, dans les conseils de l’empereur, ne songeait à la retraite, si ce n’est peut-être M. Rouher ; il avait dès le début jugé l’entreprise hasardeuse[1]. Le ministre d’état, qui voyait fréquemment M. de Goltz, était frappé, dit-on, de la transformation qui s’opérait graduellement dans les allures de cet ambassadeur ; son langage était devenu fuyant, son regard oblique et son rire vipérin ; il affectait l’ignorance, il prétendait ne plus savoir ce qui se passait à Berlin. Il disait que M. de Bismarck était un brouillon, que leurs rapports étaient tendus. M. de Goltz prévoyait l’orage qui allait nous surprendre, il se mettait à couvert, dégageait sa responsabilité, et s’en lavait les mains.

M. Baudin se dépensait à La Haye en efforts infructueux. Il demandait en vain au roi et à ses ministres de nous accorder une entière confiance et de s’en remettre à notre sagesse pour tout régler à Berlin. Ils restaient insensibles à ses argumens et à ses instances. Ils persistaient à croire que nos démarches n’aboutiraient qu’à des réponses ambiguës, insuffisantes, et que tout l’odieux de la cession retomberait sur eux. Ils doutaient de la sincérité de M. de Bismarck, et ils craignaient une explosion du sentiment allemand. Ils avaient d’autres craintes encore, sur lesquelles il eût été délicat de s’expliquer avec nous. Ces craintes étaient entretenues par les correspondances que le prince Henri échangeait avec Berlin. Ils appréhendaient un conflit, et, renseignés comme ils l’étaient sur notre situation militaire, ils prévoyaient qu’ils seraient entraînés dans une lutte

  1. Le baron Nothomb m’a raconté que, dans le courant de l’automne 1866, M. Rouher, en l’interrogeant sur la superficie et la population du Luxembourg qu’il savait être son pays natal, ne put s’empêcher de s’écrier : « Et c’est pour une pareille bicoque que nous nous mettrions en conflit avec l’Europe ! » M. Nothomb conclut de l’exclamation échappée au ministre d’état que des négociations étaient engagées au sujet du Luxembourg et que les conseillers de l’empereur n’étaient pas d’accord sur leur opportunité.