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Mais maintenant peut-on confondre ces obscurités apparentes, qui naissent de la prédominance habituelle des sens, avec les obscurités qui viennent des difficultés ou des objections? De deux choses l’une : ou vous répondez complètement à ces objections, et alors il n’y a plus d’obscurités; ou vous n’y répondez pas complètement, et il reste un fond de difficultés non résolues ; dès lors votre affirmation ne peut être que proportionnée à la lumière de votre esprit, et dans la mesure où il reste des difficultés non résolues, il manque quelque chose à la certitude de votre affirmation. Sans doute on peut et même j’accorde qu’on doit franchir cet intervalle par la croyance ; mais c’est là un acte purement pratique, non philosophique, et qui n’a aucune autorité pour constituer un degré de certitude qui n’existait pas auparavant.

M. Ollé-Laprune nous paraît donc toujours confondre le rôle du philosophe dans la recherche pure de la vérité avec le rôle de l’homme dans la vie pratique. Sans doute dans la pratique il faut des croyances. L’humanité a-t-elle attendu que Kant ait démontré l’impératif catégorique pour croire à la vertu? Non, sans doute; et moi-même, quand j’agis comme homme, je n’ai pas le temps d’attendre que j’aie réfuté la doctrine de l’intérêt bien entendu ou la morale évolutionniste. Il faut agir : donc il faut croire ; voilà ce qu’il y a de vrai dans la doctrine de l’auteur. Mais nous ne pouvons pas aller au-delà. Nous n’admettons pas qu’en philosophie, et en tant que philosophes, nous puissions affirmer au-delà de la stricte évidence et autrement que dans la mesure de cette évidence.

Il n’y a rien là qui ne soit contenu dans l’idée même d’une philosophie, idée que Descartes a conçue et exprimée le premier avec une incomparable fermeté. La philosophie est un idéal auquel les hommes n’atteindront peut-être jamais, mais à la réalisation duquel ils travaillent sous la direction de cet idéal. Son objet, c’est la transformation progressive de toutes nos affirmations instinctives, machinales, empiriques, pratiques en affirmations rationnelles, en vérités lumineuses et pures. Pour qu’un tel idéal fût réalisé, il faudrait que l’homme fût pure raison, ce qui n’est pas, et il faudrait que sa raison fût infinie, ce qui n’est pas davantage. C’est donc une œuvre impossible en quelque sorte, et même absurde, si l’on supposait que l’humanité fût obligée d’attendre le résultat de ce travail pour accomplir ses destinées. L’état, en effet, aurait le temps de périr s’il fallait attendre que les philosophes eussent démontré la nécessité d’obéir aux lois; la famille serait dissoute avant que les philosophes eussent démontré la nécessité du mariage ; et les religions seraient glacées et bientôt mortes, si elles dépendaient des démonstrations de l’existence de Dieu. Heureusement l’humanité vit d’instinct