Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/887

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avant de vivre de raison : cet instinct devient sentiment ; ce sentiment devient croyance, et l’humanité est gouvernée par les instincts, les sentimens et les croyances bien plus que par les idées de la philosophie. Non que la philosophie soit sans influence; loin de là, c’est d’elle que descendent peu à peu dans les masses ces lumières qui transforment insensiblement les instincts, les sentimens et les croyances ; mais la puissance de la philosophie est liée à son indépendance, à la conscience énergique qu’elle aura de son droit et qui lui interdit de se laisser imposer quelque joug que ce soit autre que celui de l’évidence. Voilà son rôle, voilà son domaine. A la croyance le gouvernement de la vie; à la philosophie la liberté spéculative absolue. Ajoutons que, pour le philosophe, la philosophie elle-même devient une croyance à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées. Être philosophe, c’est croire à la raison, c’est placer dans la raison la loi suprême, c’est ne reconnaître d’autre souveraineté que celle de la pensée. Une telle foi n’a rien de contraire aux principes du spiritualisme le plus pur : car elle n’est au fond que l’expression du spiritualisme lui-même. Comment soutenir que la pensée a un droit inaliénable et absolu si l’on ne suppose par là même que la pensée est chose absolue, d’essence absolue, et qu’elle est par conséquent, selon l’expression de Kant, une fin en soi, qui ne peut être transformée en moyen? Comment cela pourrait-il être, si la pensée n’était qu’un accident produit par le concours fortuit des atomes ou par le jeu des combinaisons chimiques? Pourquoi cet accident ne pourrait-il pas être plié et subordonné à d’autres accidens du même genre, par exemple le plaisir, l’intérêt, la sécurité? Quelle que soit d’ailleurs la valeur de cet argument, c’est le droit et le devoir de la pensée de n’admettre d’autre souveraineté que la raison propre; et lors même qu’elle se fixerait des limites et accepterait une autorité, ce serait encore, ce serait toujours en vertu de son propre droit. La foi en ce sens est elle-même un produit de la raison et ne vaut que dans la mesure où elle est autorisée par la raison. Attribuer à la croyance une certitude propre, c’est usurper sur les droits de la raison ; c’est manquer au devoir philosophique, qui n’est pas, à la vérité, un devoir pour tout le monde, mais qui en est un pour le philosophe.

M. Ollé-Laprune dit des choses excellentes et très sensées sur le devoir de tout homme de ne pas faire obstacle à la vérité, sur les dispositions morales qu’il faut apporter dans la recherche de la vérité, sur la bonne volonté qui, si elle est pleine et entière, fera que la vérité ne peut manquer de luire à notre esprit. Tout cela est d’une vérité incontestable et ne peut être nié par personne. Mais qui ne voit que ces raisons valent d’une manière générale et s’appliquent