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élevé, quoique de la meilleure langue encore, de l’expression faire gorge chaude. L’une et l’autre nous reportent en pleine société féodale. C’est ici vocabulaire, jargon, argot de fauconnerie. Que si maintenant l’ouvrier, pour dire qu’il va prendre un congé sans motif, se propose de courir une bordée, comme s’il ajoute qu’ensuite il ira s’affaler, peut-on nier qu’il procède, en empruntant ces expressions à l’argot du marin, de la même manière, exactement, que nous procédions tout à l’heure? Est-ce à dire que son droit soit le même ? Je ne le crois pas, pour des raisons que l’on va voir, mais il ne s’agit encore ici que de linguistique, nullement de littérature, et si la valeur esthétique de l’argot demeure en question, on commence du moins à voir son intérêt historique.

Ajoutez que, tel qu’on le parle de nos jours, il renferme quantité de vieux mots, de tournures tombées en désuétude, et de locutions qu’on eût pu croire autrement perdues. Il en renferme tant que ceux-là mêmes qui dressent les dictionnaires d’argot semblent ne pas suffire à les reconnaître toutes et nous donnent parfois comme néologismes telles et telles expressions qui sont pourtant du meilleur temps de la meilleure langue. « Où sait-on maintenant, demande M. Lorédan Larchey, qu’en 1803, Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, faisait deux grands volumes tout exprès pour solliciter l’admission de mots tels que fusion, fureter, franciser… que ses confrères de l’Académie n’avaient pas encore acceptés ? » Je vois cependant que Littré, dans son Dictionnaire, apporte, au mot fureter, des exemples de Montaigne, de Régnier, de Molière, de Rousseau, de Beaumarchais, et sans doute il ne serait pas malaisé d’en allonger la liste. Si donc l’Académie, dans son édition de 1798, avait omis fureter, ce ne pouvait être que par pur oubli, comme, par exemple, elle devait omettre inconvenance dans son édition de 1835. M. Lucien Rigaud, d’autre part, et non plus dans une préface, mais dans le corps de son Dictionnaire, nous donne pour moderne, et de l’argot des gens de lettres, la locution avoir de la barbe, qui sert à désigner, dit-il, quelque vieille et banale histoire. Elle me paraît, de prime-abord, assez mal faite. La voici cependant, si je ne me trompe, sous la plume de Malebranche. « La découverte, — il parle d’une découverte récente encore de l’anatomiste Pecquet, — est du nombre de celles qui ne sont malheureuses que parce qu’elles ne naissent pas toutes vieilles et pour ainsi dire avec une barbe vénérable. » C’est mieux dit, — étant mieux préparé et mieux soutenu, préparé par l’épithète vieilles, soutenu par l’adjectif vénérable, — c’est bien la même locution. Mais il ne faut abuser contre personne des trouvailles que l’on a pu faire, par hasard, en lisant la Recherche de la vérité. Je reprocherais plutôt à M. Lucien Rigaud, s’il vivait encore, quelques erreurs d’attribution. Il nous donne, par exemple, le mot d’anspezade, qu’il faudrait écrire anspessade, ou peut-être lancepessade, pour un terme d’argot particulier aux élèves de Saint-Cyr. Il eût dû spécifier au moins que le mot signifie, dès le