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Le fait, en pareille matière, est le signe du droit ; le succès est le grand critérium. En religion et en morale, l’invention n’est rien ; les maximes du sermon sur la montagne sont vieilles comme le monde ; personne n’en a la propriété littéraire. L’essentiel est de réaliser ces maximes, de les donner pour base à une société. Voilà pourquoi, chez le fondateur religieux, le charme personnel est chose capitale. Le chef-d’œuvre de Jésus a été de s’être fait aimer d’une vingtaine de personnes, ou plutôt d’avoir fait aimer l’idée en lui, jusqu’à un point qui triompha de la mort. Il en fut de même pour les apôtres et pour la seconde et la troisième génération chrétiennes. Les fondateurs sont toujours obscurs ; mais, aux yeux du philosophe, la gloire de ces innomés est la gloire véritable. Ce ne furent pas de grands hommes, ces humbles contemporains de Trajan et d’Antonin, qui ont décidé de la foi du monde. Comparés à eux, les personnages célèbres de l’Église du IIIe et du IVe siècle font bien meilleure figure. Et pourtant ces derniers ont bâti sur le fondement que les premiers ont posé. Clément d’Alexandrie, Origène, ne sont que des demi-chrétiens. Ce sont des gnostiques, des hellénistes, des spiritualistes, ayant honte de l’Apocalypse et du règne terrestre du Christ, plaçant l’essence du christianisme dans la spéculation métaphysique, non dans l’application des mérites de Jésus ou dans la révélation biblique. Origène avoue que, si la loi de Moïse devait être entendue au sens propre, elle serait inférieure aux lois des Romains, des Athéniens, des Spartiates. Saint Paul eût presque dénié le titre de chrétien à un Clément d’Alexandrie, sauvant le monde par une gnosis où ne joue presque aucun rôle le sang de Jésus-Christ.

La même réflexion peut être appliquée aux écrits que nous ont laissés ces âges antiques. Ils sont plats, simples, grossiers, naïfs, analogues aux lettres sans orthographe que s’écrivent de nos jours les sectaires communistes les plus dédaignés. Jacques, Jude, rappellent Cabet ou Babick, tel fanatique de 1848 ou de 1871, convaincu, mais ne sachant pas sa langue, exprimant à bâtons rompus, d’une façon touchante, sa naïve aspiration à la conscience. Et pourtant, ce sont ces bégaiemens de gens du peuple qui sont devenus le seconde Bible du genre humain. Le tapissier Paul écrivait le grec aussi mal que Babick le français. Le rhéteur, dominé par la considération littéraire, pour qui la littérature française commence à Villon ; l’historien doctrinaire, qui n’estime que les développemens réfléchis, et pour qui la constitution française commence aux prétendues Constitutions de saint Louis, ne peuvent comprendre ces apparentes bizarreries.

L’âge des origines, c’est le chaos, mais un chaos plein de vie ;