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savait, et à la fermeté d’âme il s’était promis de joindre les dissimulations utiles et l’angélique patience. Il accorde « que la colère est quelquefois très saine ; » mais il affirme qu’en Afrique plus qu’ailleurs, il importe de ne se fâcher jamais qu’à propos. Il ne s’est fâché qu’à propos, il a été patient comme un ange, et il n’a pu arriver chez le sultan d’Ouaday, Mahomet lui a barré le passage. Pendant qu’il préparait son expédition, il avait reçu de tous les pays de l’Europe plus de six cents lettres, dont les signataires demandaient à partir avec lui. Dans le nombre il y avait cinquante musiciens, et l’un d’eux, natif de Kaiserslautern, s’offrait à lui racoler un orchestre complet, « attendu que le meilleur moyen d’attendrir le cœur féroce d’un roi nègre est de lui jouer un morceau de musique. » Peut-être la musique attendrit elle le cœur d’un roi nègre et de ses fétiches ; mais le fanatisme des Suyas, enrôlés dans la sainte confrérie des Snussis, n’est pas à la discrétion d’une ouverture d’opéra, et quoique M. Rohlfs se fût muni d’un harmonium, la pensée ne lui est pas venue de leur jouer un morceau. On n’apprivoise pas si aisément l’orgueil farouche de Mahomet.

Ce fut le 18 décembre 1878 que M. Rohlfs quitta Tripoli avec ses compagnons de route, ses chameaux et ses serviteurs indigènes, dans l’intention de gagner au travers du désert libyque cet archipel d’oasis qu’on appelle Kufra, lequel est situé entre le 26e et le 24e degrés de latitude nord. La petite caravane chemina quelque temps sans encombre, on semblait lui vouloir du bien, on lui faisait bon visage. Mais quand elle eut atteint l’oasis d’Audjila, aussi distante de Tripoli que Trieste peut l’être de Hambourg, tout changea subitement de face, et les voyageurs se sentirent en pays ennemi. Ce fut encore pis à Djalo, où les gamins de l’endroit les assaillirent à coups de pierres, en les traitant « de porcs incroyans, de païens. » M. Rohlfs avait amené avec lui son petit chien, aimable bête qui savait plus d’une gentillesse et plus d’un tour. Il avait l’habitude de se dresser sur ses pattes de derrière ; il fut soupçonné de vouloir tourner en dérision les prières d’un bon musulman, on décida sa mort, on l’empoisonna. M. Rohlfs et ses compagnons ne rencontraient plus que des visages hostiles ; ils s’adressèrent aux autorités, ils n’essuyèrent que rebuffades, affronts et mépris. Impossible de se procurer des guides. Dans toutes les contrées du monde on en a besoin, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de traverser les pays de la soif et de connaître les chemins qui conduisent aux puits. Il fallut dévorer son chagrin, se résoudre à rétrograder, à regagner les bords de la Méditerranée, pour s’en aller chercher de l’aide à Bengazi par une marche de plus de huit jours.

Les Arabes qui habitent l’archipel d’oasis de Kufra appartiennent à la tribu des Suyas. M. Rohlfs eut la bonne chance d’en rencontrer quelques-uns à Bengazi, où ils étaient venus pour leurs affaires, car ils ont autant