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de goût pour les affaires que de foi au paradis de Mahomet. Après d’interminables négociations, ils s’engagèrent à servir de guides à l’expédition et à la conduire en sûreté à Kufra ; corps et biens, ils répondaient de tout. Le traité fut approuvé, sanctionné, contresigné par le vali turc de la Cyrénaïque, qui se flattait d’y trouver quelque chose à grappiller et qui, par surcroît de précautions, en homme qui connaît son monde, fit jeter au cachot trois Suyas à titre d’otages. Le 5 juillet 1879, on put se remettre en route, et bientôt on atteignit, on dépassa Djalo. De l’oasis de Buttifal à celle de Taiserbo il faut compter près de 400 kilomètres. La caravane, forte de cent chameaux, franchit cette horrible solitude en cent et quelques heures ; hommes et bêtes restèrent quatre nuits sans dormir. Enfin on arriva à Kufra, et le 5 août on s’installait dans l’oasis de Kebabo ; mais dix jours plus tard on était prisonnier des Suyas. Le cheik Mohammed Bu-Guetin, le plus dévot de tous les fourbes, qui avait été partie au contrat signé à Bengazi et qui, le long de la route, avait prodigué ses caresses à M. Rohlfs, était très versé dans les cas de conscience ; il avait décidé que c’était œuvre pie que d’égorger quelques chrétiens en s’appliquant leur argent. Aux menaces succédèrent les extorsions, et bientôt le jour du massacre fut fixé. Par grand bonheur, il se trouva qu’un autre cheik, beaucoup plus honnête que Bu-Guetin, avertit M. Rohlfs et ses amis et leur offrit un asile. Quelques heures avant l’exécution du complot, ils parvinrent à s’évader. Les assassins, furieux d’avoir été prévenus, se consolèrent en pillant, en saccageant tout ce qui tomba sous leur main. Les coffres furent brisés à grands coups de marteaux ; boussoles, lunettes, thermomètres, baromètres anéroïdes, tout fut mis en pièces comme l’harmonium. Les provisions furent dispersées à tous les vents, les papiers furent lacérés, on se disputa les espèces que les fugitifs n’avaient pu emporter, et le parasol vert fut dépouillé de ses plus beaux ornemens.

M. Rohlfs avait trouvé un refuge auprès de l’honnête cheik Krim-el-Rba ; mais il n’y était guère en sûreté. L’affreux Bu-Guetin et son complice Sidi-Agil pressaient le cheik de leur livrer ses hôtes, morts ou vifs. Chaque jour, c’étaient de nouveaux assauts. On tenait à cet effet des conseils privés et des assemblées plénières. Les Arabes en général, les Suyas en particulier, sont dans l’occasion de grands parleurs. lis joignent la rhétorique à l’action, et entre deux coups de main, ils aiment à prononcer des discours qui durent au moins une heure d’horloge et qui prouvent qu’ils ont beaucoup de vocation pour l’éloquence parlementaire. « Sidi-Agil, nous dit M. Rohlfs, était l’assistant de Bu-Guetin, le cheik Krim était le mien. J’avais pris place d’un côté, lui de l’autre, à deux cents pas de distance. À tour de rôle nous demeurions assis ou nous nous relevions en bondissant. À droite et à gauche, se