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tempérament, leurs habitudes, leur passion pour la vie nomade. Malheureusement leur fanatisme ne s’explique que trop, et les philosophes les plus rassis ne sauraient leur en faire un crime. Si l’Arabe n’avait pas de zèle pour le service de Mahomet, que pourrait-il aimer hors de lui ? A quoi serait-il tenté de se dévouer ? A sa patrie ? Mais est-il prouvé qu’il en ait une ? « Le Guèbre, esclave des Turcs ou des Persans ou du Grand-Mogol, disait Voltaire, peut-il compter pour sa patrie quelques pyrées qu’il élève en secret sur des montagnes ? Où fut la patrie d’Attila et de cent héros de ce genre, qui en courant toujours n’étaient jamais hors de leur chemin ? Le Banian, l’Arménien, qui passent leur vie à faire le métier de courtiers, peuvent-ils dire : ma chère patrie ? Ils n’en ont pas d’autre que leur bourse et leur livre de compte. » On peut se demander également quelle est la patrie de ces Arabes que M. Rohlfs a rencontrés dans les jardins fleuris du désert libyque. On croirait volontiers tout d’abord qu’ils aiment en patriotes leur oasis, aussi grande souvent que le duché de Saxe-Weimar ou que toutes les principautés d’Allemagne réunies, terre bénie où le thermomètre ne tombe jamais au-dessous de zéro, île bienheureuse, perdue dans un océan de sables et de pierres, où à l’ombre des palmiers et des dattiers mûrissent à l’envi le blé, l’orge, le riz, la vigne, l’amande, l’olive, la grenade, la figue, l’abricot, la pêche, les plus savoureuses tomates et les melons d’eau les plus exquis. Mais ce qui gâte beaucoup cette chère patrie, ce sont les lois bizarres qui y règlent la propriété et ce goût du compliqué, de l’arbitraire qui règne partout en Orient, que toutes les oasis du Sahara, nous apprend M. Rohlfs, les jardins sont possédés par Pierre et les palmiers qui y croissent appartiennent à Paul, ou au gouvernement, ou au clergé, ou à la commune. Si les sources sont remplacées par des puits, l’un en épuiserait l’eau volontiers pour arroser son froment ou ses choux ; l’autre la lui dispute pour irriguer ses dattiers. Les choses se compliquent encore partout où le Berbère cohabite avec l’Arabe. Ce dernier ne peut acquérir la terre, mais il peut posséder les. arbres. S’il lui arrive d’épouser la fille d’un riche Berbère, il n’a aucun droit sur le jardin dont elle hérite, mais les palmiers qui s’y trouvent sont à lui. On devine tous les litiges, toutes les difficultés qui naissent incessamment entre ces propriétaires d’arbres, qui n’ont pas le sol, et ces propriétaires du sol, qui n’ont pas les arbres. Les oasis du désert sont de véritables nids à procès. On va devant le juge, et d’habitude te juge mange l’huître, en distribuant les écailles aux plaideurs. Une patrie est un endroit où l’on est chez soi ; dans la plus belle oasis du monde, personne ne peut dire : Je suis chez moi.

Si l’oasis n’est pas une patrie pour les habitans de Sokna et d’Audjila, la trouveront-ils à Tripoli ? Qu’est-ce pour eux que Tripoli ? Une ville où réside un vali aux mains prenantes, toujours besogneux, très amoureux de leur argent, qui donne des places à qui les paie et des coups de bâton